“«Sophie, s'exclama à nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a écrit de Shakespeare? "Ce que cet homme a dû souffrir pour éprouver un tel besoin de faire le pitre!..." Shakespeare m'a toujours paru un auteur surfait; mais c'est, en effet, un pitre considérable.» II s'interrompit, prit conscience avec surprise qu'il commençait réellement à souffrir. Les femmes, parfois, étaient tellement gentilles; elles répondaient à l'agressivité par la compréhension, au cynisme par la douceur. Quel homme se serait comporté ainsi?”
“La liberté, à titre personnel, j'étais plutôt contre; il est amusant de constater que ce sont toujours les adversaires de la liberté qui se trouvent, à un moment ou à un autre, en avoir le plus besoin.”
“Ce fut en ces circonstances, une nuit de juillet 1974, qu'Annabelle accéda à la conscience douloureuse et définitive de son existence individuelle. D'abord révélée à l'animal sous la forme de la douleur physique, l'existence individuelle n'accède dans les sociétés humaines à la pleine conscience d'elle-même que par l'intermédiaire du mensonge, avec lequel elle peut en pratique se confondre. Jusqu'à l'âge de seize ans, Annabelle n'avait pas eu de secrets pour ses parents; elle n'avait pas eu non plus - et cela avait été, elle s'en rendait compte à présent, quelque chose de rare et de précieux - desecrets pour Michel. En quelques heures cette nuit-là Annabelle prit conscience que la vie des hommes était une succession ininterrompue de mensonges. Par la même occasion, elle prit conscience de sa beauté.”
“À l'âge de quinze ans Annabelle faisait partie de ces très rares jeunes filles sur lesquelles tous les hommes s'arrêtent, sans distinction d'âge ni d'état; de ces jeunes filles dont le simple passage, le long de la rue commerçante d'une ville d'importance moyenne, accélère le rythme cardiaque des jeunes gens et des hommes d'âge mûr, fait pousser des grognements de regret aux vieillards. Elle prit rapidement conscience de ce silence qui accompagnait chacune de ses apparitions, dans un café ou dans une salle de cours, mais il lui fallut des années pour en comprendre pleinement la raison. Au CEG de Crécy-en-Brie, il était communément admis qu'elle «était avec» Michel; mais même sans cela, à vrai dire, aucun garçon n'aurait osé tenter quoi que ce soit avec elle. Tel est l'un des principaux inconvénients de l'extrême beauté chez les jeunes filles: seuls les dragueurs expérimentés, cyniques et sans scrupule se sentent à la hauteur; ce sont donc en général les êtres les plus vils qui obtiennent le trésor de leur virginité, et ceci constitue pour elles le premier stade d'une irrémédiable déchéance.”
“Que pouvions-nous faire, donc? Vivre? C'est exactement dans ce genre de situation qu'écrasés par le sentiment de leur propre insignifiance les gens se décident à faire des enfants; ainsi se reproduit l'espèce, de moins en moins il est vrai.”
“Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils électroménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (mais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que sontravail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. À moins qu'ils ne préfèrent voyager, découvrir les modes de vie et les cultures d'autres régions, d'autres pays.”
“Il est possible qu'à des époques antérieures, où les ours étaient nombreux, la virilité ait pu jouer un rôle spécifique et irremplaçable; mais depuis quelques siècles, les hommes ne servaient visiblement à peu près plus à rien. Ils trompaient parfois leur ennui en faisant des parties de tennis, ce qui étaient un moindre mal; mais parfois aussi ils estimaient utile de faire avancer l'histoire, c'est-à-dire essentiellement de provoquer des révolutions et des guerres. Outre les souffrances absurdes qu'elles provoquaient, les révolutions et les guerres détruisaient le meilleurs du passé, obligeant à chaque fois à faire table rase pour rebâtir. Non inscrite dans le cours régulier d'une ascension progressive, l'évolution humaine acquérait ainsi un tour chaotique, déstructuré, irrégulier et violent. Tout cela les hommes (avec leur goût du risque et du jeu, leur vanité grotesque, leur irresponsabilité, leur violence foncière) en étaient directement et exclusivement responsables. Un monde composé de femmes serait à tous points de vue infiniment supérieur; il évoluerait plus lentement, mais avec régularité, sans retours en arriêre et sans remises en cause néfastes, vers un état de bonheur commun.”