“C’était une femme originale et solitaire. Elle entretenait un commerce étroit avec les esprits, épousait leurs querelles et refusait de voir certaines personnes de sa famille mal considérées dans le monde où elle se réfugiait.Un petit héritage lui échut qui venait de sa soeur. Ces cinq mille francs, arrivés à la fin d’une vie, se révélèrent assez encombrants. Il fallait les placer. Si presque tous les hommes sont capables de se servir d’une grosse fortune, la difficulté commence quand la somme est petite. Cette femme resta fidèle à elle-même. Près de la mort, elle voulut abriter ses vieux os. Une véritable occasion s’offrait à elle. Au cimetière de sa ville, une concession venait d’expirer et, sur ce terrain, les propriétaires avaient érigé un somptueux caveau, sobre de lignes, en marbre noir, un vrai trésor à tout dire, qu’on lui laissait pourla somme de quatre mille francs. Elle acheta ce caveau. C’était là une valeur sûre, à l’abri des fluctuations boursières et des événements politiques. Elle fit aménager la fosse intérieure, la tint prête à recevoir son propre corps. Et, tout achevé, elle fit graver son nom en capitales d’or.Cette affaire la contenta si profondément qu’elle fut prise d’un véritable amour pour son tombeau. Elle venait voir au début les progrès des travaux Elle finit par se rendre visite tous les dimanches après-midi. Ce fut son unique sortie et sa seule distraction. Vers deux heures de l’après-midi, elle faisait le long trajet qui l’amenait aux portes de la ville où se trouvait le cimetière. Elle entrait dans le petit caveau, refermait soigneusement la porte, et s’agenouillait sur le prie-Dieu. C’est ainsi que, mise en présence d’elle-même, confrontant ce qu’elle était et ce qu’elle devait être, retrouvant l’anneau d’une chaîne toujours rompue, elle perça sans effort les desseins secrets de la Providence. Par un singulier symbole, elle comprit même un jour qu’elle était morte aux yeux du monde. À la Toussaint, arrivée plus tard que d’habitude, elle trouva le pas de la porte pieusement jonché de violettes. Par une délicate attention, des inconnus compatissants devant cette tombe laissée sans fleurs, avaient partagé les leurs et honoré la mémoire de ce mort abandonné à lui-même.”
“Puis elle s’avisa que la lettre pourrait être utile, la défroissa soigneusement sur son couvre—pied et la relut en se rongeant les ongles. Quand elle eut une bonne demi—douzaine de rognures, elle les rassembla entre le pouce et l’index, défit le pommeau de cuivre d’un montant de son lit et les laissa tomber dedans, l’air grave et solennel. Depuis une cinquantaine d’années, elle accumulait ainsi ses rognures et avait déjà rempli les deux montants du pied. C’était une des rares et modesres joies de son existence solitaire que de se figurer en esprit de temps à autre la masse qu’elles formeraient si on les rassemblait dans un seau. (chapitre 28)”
“Si la simple expression de la douleur et de la joie soulage le coeur, les épanchements de la poésie lyrique [ont] une mission plus haute ; celle, non de délivrer l'esprit du sentiment, mais de l'affranchir dans le sentiment.En effet, la domination aveugle de la passion consiste en ce que l'âme s'identifie tout entière avec elle, au point de ne plus pouvoir s'en détacher, de ne pouvoir se contempler et s'exprimer elle-même. Or la poésie délivre, à la vérité, l'âme de cette oppression en lui mettant sous les yeux sa propre image. Elle fait de chaque sentiment accidentel un objet purifié, dans lequel l'âme affranchie retourne libre à elle-même dans sa conscience délivrée et s'y retrouve chez elle.”
“Dans les épaisseurs de la nuit sèche et froide, des milliers d'étoiles se formaient sans trêve et leurs glaçons étincelants, aussitôt détachés, commençaient de glisser insensiblement vers l'horizon. Janine ne pouvait s'arracher à la contemplation de ces feux à la dérive. Elle tournait avec eux et le même cheminement immobile la réunissait peu à peu à son être le plus profond, où le froid et le désir maintenant se combattaient. Devant elle, les étoiles tombaient, une à une, puis s'éteignaient parmi les pierres du désert, et à chaque fois Janine s'ouvrait un peu plus à la nuit. Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir.”
“Les brumes s’épaississent sur les cimes du Šar. Les versants se dressent face à Emina, implacables dans le jour déclinant. Les paroles de Feti ricochent en elle, par-dessus la musique qu’il met plus fort dans la voiture. Elles traversent le scherzo du violon dont les volutes tournoient entre eux, alors qu’ils arrivent à Tetovo. Elles dissipent le sourd espoir qui l’a menée ici, au-delà du désir de renouer avec le frère d’Yllka. Elle mesure l’ampleur de son rêve, de ce qu’elle n’a dit à personne là-bas en Allemagne. Ils auraient passé leur bras autour de ses épaules. Ils l’auraient entourée d’une affection mêlée de pitié…Oui, dans l’outremer des montagnes, elle croit apercevoir la trace d’Yllka. Les empreintes fines d’un oiseau sur un sentier couvert de sable. Elles conduiraient à une maison de montagne qui sentirait le bois et le foin à la fin de l’été. Parce qu’Yllka se serait réfugiée quelque part ici. Elle y attendrait Emina, sa fille, Alija, son fils, depuis toutes ces années. Elle-même mue par la conviction que ses enfants finiront par la rejoindre. Car comment pourrait-elle savoir où ils vivent aujourd’hui, si même ils vivent encore ? Comment ? Et c’est la raison de son silence. Il ne peut en être autrement. Preuve de vie ou de mort, Emina ne s’en ira pas d’ici sans l’avoir obtenue.« Je peux juste te parler d’elle. Celle qu’elle fut ici. Ma sœur, ta mère… » Des mots qui lacèrent le ciel très loin au-dessus d’elle. Feti gare sa voiture le long de la rue bordée d’immeubles. S’il se trompait… Si Yllka n’avait pas pu le retrouver lui non plus ?Les feuillages des arbres flamboient sur les trottoirs. Des traînées couleur de fer assombrissent les nuages au-dessus des immeubles. Ils se creusent d’un vaste cratère noirâtre. Des choucas évoluent par centaines sur la ville, alors que le soleil descend à l’horizon. Ils s’insinuent dans les invisibles couloirs ouverts par de secrètes turbulences. Leur vacarme secoue les airs, assourdit Emina. Elle est sur le point de flancher, rattrapée par le lieu et les cris des oiseaux.”
“VoisineJe peux rester des après-midi entiers à regarder cette fille, caché derrière mon rideau. Je me demande ce qu'elle peut écrire sur son ordinateur. A quoi elle pense quand elle regarde par la fenêtre. Je me demande ce qu'elle mange, ce qu'elle utilise comme dentifrice, ce qu'elle écoute comme musique. Un jour, je l'ai vue danser toute seule. Je me demande si elle a des frères et sœurs, si elle met la radio quand elle se lève le matin, si elle préfère l'Espagne ou l'Italie, si elle garde son mouchoir en boule dans sa main quand elle pleure et si elle aime Thomas Bernhard. Je me demande comment elle dort et comment elle jouit. Je me demande comment est son corps de près. Je me demande si elle s'épile ou si au contraire elle a une grosse toison. Je me demande si elle lit des livres en anglais. Je me demande ce qui la fait rire, ce qui la met hors d'elle, ce qui la touche et si elle a du goût. Qu'est-ce qu'elle peut bien en penser, cette fille, de la hausse du baril de pétrole et des Farc, et que dans trente ans il n'y aura sans doute plus de gorilles dans les montagnes du Rwanda ? Je me demande à quoi elle pense quand je la vois fumer sur son canapé, et ce qu'elle fume comme cigarettes. Est-ce que ça lui pèse d'être seule ? Est-ce qu'elle a un homme dans sa vie ? Et si c'est le cas, pourquoi c'est elle qui va toujours chez lui ? Pourquoi il n'y a jamais d'homme chez elle ? Je me demande comment elle se voit dans vingt ans. Je me demande quel sens elle donne à sa vie. Qu'est-ce qu'elle pense de sa vie quand elle est comme ça, toute seule, chez elle ? Si ça se trouve, elle n'a aucun intérêt, cette fille.”