“Un soir qu'ils étaient couchés l'un près de l'autre, comme elle lui demandait d'inventer un poème qui commencerait par je connais un beau pays, il s'exécuta sur-le-champ. Je connais un beau pays Il est de l'or et d'églantine Tout le monde s'y sourit Ah quelle aventure fine Les tigres y sont poltrons Les agneaux ont fière mine À tous les vieux vagabonds Ariane donne des tartines. Alors, elle lui baisa le la main, et il eut honte de cette admiration.”
“Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme. Car il s'agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l'amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin, et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion.[...] Voici donc un monde imaginaire, mais créé par la correction de celui-ci, un monde où la douleur peut, si elle le veut, durer jusqu'à la mort, où les passions ne sont jamais distraites, où les êtres sont livrés à l'idée fixe et toujours présents les uns aux autres. L'homme s'y donne enfin à lui-même la forme et la limite apaisante qu'il poursuit en vain dans sa condition. Le roman fabrique du destin sur mesure. C'est ainsi qu'il concurrence la création et qu'il triomphe, provisoirement, de la mort.”
“Ce n'était pas un homme ni un pilote comme les autres. Il portait sur lui le reflet des éléments, de l'espace. Il semblait oint par l'huile et poudré par le pollen du monde.”
“Place Saint-Germain-des-Près. Devant la sortie de l'église, le jeune homme qui crie son journal. Demandez l'Antijuif! Vient de paraître! Donc c'est un nouveau numéro. Non, défense de l'acheter. Il s'approche, son mouchoir contre son nez, demande l'Antijuif, paye le jeune homme qui lui sourit. Otez le mouchoir, lui parler, le convaincre? Frère, ne comprends tu pas que tu me tortures? Tu es intelligent, ton visage est beau, aimons nous. Demandez l'Antijuif! Il court, traverse, s'engouffre dans une petite rue, brandit la feuille de haine. Demandez l'Antijuif! crie t il dans la rue déserte. Mort aux juifs! crie t il dans une voix folle. Mort à moi! crie t il, le visage illuminé de larmes.”
“C’était une femme originale et solitaire. Elle entretenait un commerce étroit avec les esprits, épousait leurs querelles et refusait de voir certaines personnes de sa famille mal considérées dans le monde où elle se réfugiait.Un petit héritage lui échut qui venait de sa soeur. Ces cinq mille francs, arrivés à la fin d’une vie, se révélèrent assez encombrants. Il fallait les placer. Si presque tous les hommes sont capables de se servir d’une grosse fortune, la difficulté commence quand la somme est petite. Cette femme resta fidèle à elle-même. Près de la mort, elle voulut abriter ses vieux os. Une véritable occasion s’offrait à elle. Au cimetière de sa ville, une concession venait d’expirer et, sur ce terrain, les propriétaires avaient érigé un somptueux caveau, sobre de lignes, en marbre noir, un vrai trésor à tout dire, qu’on lui laissait pourla somme de quatre mille francs. Elle acheta ce caveau. C’était là une valeur sûre, à l’abri des fluctuations boursières et des événements politiques. Elle fit aménager la fosse intérieure, la tint prête à recevoir son propre corps. Et, tout achevé, elle fit graver son nom en capitales d’or.Cette affaire la contenta si profondément qu’elle fut prise d’un véritable amour pour son tombeau. Elle venait voir au début les progrès des travaux Elle finit par se rendre visite tous les dimanches après-midi. Ce fut son unique sortie et sa seule distraction. Vers deux heures de l’après-midi, elle faisait le long trajet qui l’amenait aux portes de la ville où se trouvait le cimetière. Elle entrait dans le petit caveau, refermait soigneusement la porte, et s’agenouillait sur le prie-Dieu. C’est ainsi que, mise en présence d’elle-même, confrontant ce qu’elle était et ce qu’elle devait être, retrouvant l’anneau d’une chaîne toujours rompue, elle perça sans effort les desseins secrets de la Providence. Par un singulier symbole, elle comprit même un jour qu’elle était morte aux yeux du monde. À la Toussaint, arrivée plus tard que d’habitude, elle trouva le pas de la porte pieusement jonché de violettes. Par une délicate attention, des inconnus compatissants devant cette tombe laissée sans fleurs, avaient partagé les leurs et honoré la mémoire de ce mort abandonné à lui-même.”
“Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.”
“Femelle, je te traiterai en femelle, et c'est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. A notre prochaine rencontre, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits !”