“J’ai toujours pensé que l’homme naît avec des goûts absolus et avec tous les germes de son caractère futur ; son but est précisément de réaliser son caractère. Tout le mal vient de ce que les circonstances mettent parfois des obstacles à cette réalisation. Je passais en revue toutes mes mauvaises actions, tous les actes qui autrefois troublaient ma conscience, et je pus constater que tous provenaient du désaccord entre mon caractère et la vie que j’ai menée.”
“Je me trouvais en quelque lieu vague et trouble... Je dis « lieu » par habitude, car maintenant toute conception de distance et de durée était abolie pour moi, et je ne puis déterminer combien de temps je restai en cet état. Je n’entendais rien, ne voyais rien, je pensais seulement et avec force et persistance.Le grand problème qui m’avait tourmenté toute ma vie était résolu : la mort n’existe pas, la vie est infinie. J’en étais convaincu bien avant ; mais jadis je ne pouvais formuler clairement ma conviction : elle se basait sur cette seule considération que, astreinte à des limites, la vie n’est qu’une formidable absurdité. L’homme pense ; il perçoit ce qui l’entoure, il souffre, jouit et disparaît ; son corps se décompose et fournit ses éléments à des corps en formation : cela, chacun le peut constater journellement, mais que devient cette force apte à se connaître soi-même et à connaître le monde qui l’entoure ? Si la matière est immortelle, pourquoi faudrait-il que la conscience se dissipât sans traces, et, si elle disparaît, d’où venait-elle et quel est le but de cette apparition éphémère ? Il y avait là des contradictions que je ne pouvais admettre.Maintenant je sais, par ma propre expérience, que la conscience persiste, que je n’ai pas cessé et probablement ne cesserai jamais de vivre. Voici que derechef m’obsèdent ces terribles questions : si je ne meurs pas, si je reviens toujours sur la terre, quel est le but de ces existences successives, à quelles lois obéissent-elles et quelle fin leur est assignée ? Il est probable que je pourrais discerner cette loi et la comprendre si je me rappelais mes existences passées, toutes, ou du moins quelques-unes ; mais pourquoi l’homme est-il justement privé de ce souvenir ? pourquoi est-il condamné à une ignorance éternelle, si bien que la conception de l’immortalité ne se présente à lui que comme une hypothèse, et si cette loi inconnue exige l’oubli et les ténèbres, pourquoi dans ces ténèbres, d’étranges lumières apparaissent-elles parfois, comme il m’est arrivé quand je suis entré au château de La Roche-Maudin ? De toute ma volonté, je me cramponnais à ce souvenir comme le noyé à une épave ; il me semblait que si je me rappelais clairement et exactement ma vie dans ce château je comprendrais tout le reste. Maintenant qu’aucune sensation du dehors ne me distrayait, je m’abandonnais aux houles du souvenir, inerte et sans pensée pour ne pas gêner leur mouvement, et tout à coup, du fond de mon âme comme des brumes d’un fleuve, commençaient à s’élever de fugaces figures humaines ; des mots au sens effacé résonnaient, et dans tous ces souvenirs étaient des lacunes... Les visages étaient vaporeux, les paroles étaient sans lien, tout était décousu......”
“Dans ce silence de la mort, toute ma vie se déroula comme une chose inévitable, terrible par sa sévère logique. Je ne voyais pas de faits distincts, mais une ligne droite qui allait du jour de ma naissance au soir d’aujourd’hui. Elle ne pouvait aller plus loin : c’était clair. Mais j’ai déjà dit que, deux mois avant, j’avais senti l’approche de la mort, et tous les hommes la sentent de même. Le pressentiment a son rôle dans la vie de chacun de nous, et il ne déçoit pas. Le poète parle avec une admirable justesse quand il dit : « Les événements futurs jettent une ombre devant eux. » Si les hommes se plaignent quelquefois d’avoir été trompés par le pressentiment, c’est parce que leurs sensations leur restent obscures : toujours ils désirent ou appréhendent, et ils prennent leur peur ou leur espoir pour le pressentiment.”
“Tous les enfants essaient de compenser la séparation du sevrage par des conduites de séduction et de parade; on oblige le garçon à dépasser ce stade, on le délivre de son narcissisme en le fixant sur son pénis; tandis que la fillette est confirmée dans cette tendance à se faire objet qui est commune à tous les enfants.”
“dans toute manifestation extérieure de douleur, il y a presque toujours une certaine dose d’effet théâtral : l’homme même le plus sincèrement attristé ne peut oublier que les autres le regardent.”
“J’ai toujours imaginé que la franchise et un certain amour de la vérité faisaient partie du fondement même de mon caractère. Or me voici impliqué dans une relation qui fait du mensonge, de la ruse et de la dissimulation des nécessités presque quotidiennes et à ma grande surprise, je découvre que je ne suis pas si mauvais que ça”
“Je me mis dès lors à lire avec avidité et bientôt la lecture fut ma passion. Tous mes nouveaux besoins, toutes mes aspirations récentes, tous les élans encore vagues de mon adolescence qui s’élevaient dans mon âme d’une façon si troublante et qui étaient provoqués par mon développement si précoce, tout cela, soudainement, se précipita dans une direction, parut se satisfaire complètement de ce nouvel aliment et trouver là son cours régulier. Bientôt mon cœur et ma tête se trouvèrent si charmés, bientôt ma fantaisie se développa si largement, que j’avais l’air d’oublier tout ce qui m’avait entourée jusqu’alors. Il semblait que le sort lui même m’arrêtât sur le seuil de la nouvelle vie dans laquelle je me jetais, à laquelle je pensais jour et nuit, et, avant de m’abandonner sur la route immense, me faisait gravir une hauteur d’où je pouvais contempler l’avenir dans un merveilleux panorama, sous une perspective brillante, ensorcelante. Je me voyais destinée à vivre tout cet avenir en l’apprenant d’abord par les livres ; de vivre dans les rêves, les espoirs, la douce émotion de mon esprit juvénile. Je commençai mes lectures sans aucun choix, par le premier livre qui me tomba sous la main. Mais, le destin veillait sur moi. Ce que j’avais appris et vécu jusqu’à ce jour était si noble, si austère, qu’une page impure ou mauvaise n’eût pu désormais me séduire. Mon instinct d’enfant, ma précocité, tout mon passé veillaient sur moi ; et maintenant ma conscience m’éclairait toute ma vie passée.En effet, presque chacune des pages que je lisais m’était déjà connue, semblait déjà vécue, comme si toutes ces passions, toute cette vie qui se dressaient devant moi sous des formes inattendues, en des tableaux merveilleux, je les avais déjà éprouvées.Et comment pouvais-je ne pas être entraînée jusqu’à l’oubli du présent, jusqu’à l’oubli de la réalité, quand, devant moi dans chaque livre que je lisais, se dressaient les lois d’une même destinée, le même esprit d’aventure qui règnent sur la vie de l’homme, mais qui découlent de la loi fondamentale de la vie humaine et sont la condition de son salut et de son bonheur ! C’est cette loi que je soupçonnais, que je tâchais de deviner par toutes mes forces, par tous mes instincts, puis presque par un sentiment de sauvegarde. On avait l’air de me prévenir, comme s’il y avait en mon âme quelque chose de prophétique, et chaque jour l’espoir grandissait, tandis qu’en même temps croissait de plus en plus mon désir de me jeter dans cet avenir, dans cette vie. Mais, comme je l’ai déjà dit, ma fantaisie l’emportait sur mon impatience, et, en vérité, je n’étais très hardie qu’en rêve ; dans la réalité, je demeurais instinctivement timide devant l’avenir.”