“Fut-ce le fruit de mon imagination? Il me sembla voir passer sur le visage de notre voisin une expression que j'aurais pu traduire en ces termes: "Pourquoi te donnes-tu tant de mal? J'ai gagné, tu ne peux pas ne pas le savoir. Le simple fait que j'assiège chaque jour ton salon pendant deux heures n'en est-il pas la preuve? Si brillants que soient tes discours, tu ne pourras rien contre cette évidence: je suis chez toi et je t'emmerde.”
“En effet: je mourais déjà. Je venais d'apprendre cette nouvelle horrible que tout humain apprend un jour ou l'autre: ce que tu aimes, tu vas le perdre. "Ce qui t'a été donné te sera repris." Face à la découverte de cette spoliation future, il y a deux attitudes possibles: soit on décide de ne pas s'attacher aux êtres et aux choses, afin de rendre l'amputation moins douloureuse; soit on décide, au contraire, d'aimer d'autant plus les êtres et les choses, d'y mettre le paquet - "puisque nous n'aurons pas beaucoup de temps ensemble, je vais te donner en un an tout l'amour que j'aurais pu te donner en une vie.”
“Je l'aimais beaucoup. On ne peut pas dire cela à son amoureux. Dommage. De ma part, l'aimer beaucoup, c'était beaucoup. Il me rendait heureuse. J'étais toujours joyeuse de le voir. J'avais pour lui de l'amitié, de la tendresse. Quand il n'était pas là, il ne me manquait pas. Telle était l'équation de mon sentiment pour lui et je trouvais cette histoire merveilleuse. C'est pourquoi je redoutais des déclarations qui eussent exigés une réponse ou, pire, une réciprocité.”
“C'était justement parce qu'il n'y avait pas de mal en lui que je l'aimais beaucoup. C'était à cause de son étrangeté au mal que je n'avais pas d'amour pour lui. Pourtant, le mal ne me plaît pas . Mais un plat n'est sublime que s'il contient une touche de vinaigre.”
“Le Bien ne laisse aucune trace matérielle – et donc aucune trace, car vous savez ce que vaut la gratitude des hommes. Rien ne s’oublie aussi vite que le Bien. Pire: rien ne passe aussi inaperçu que le Bien, puisque le Bien véritable ne dit pas son nom – s’il le dit, il cesse d’être le Bien, il devient de la propagande. Le Beau, lui, peut durer toujours: il est sa propre trace. On parle de lui et de ceux qui l’ont servi. Comme quoi le Beau et le Bien sont régis par des lois opposées: le Beau est d’autant plus beau qu’on parle de lui, le Bien est d’autant moins bien qu’il en est question. Bref, un être responsable qui se dévouerait à la cause du Bien ferait un mauvais placement.- Pourtant, le Mal, on en parle !- Ah oui: le Mal est encore plus rentable que le Beau. Ceux qui ont investi dans le Mal ont fait le meilleur placement. Les noms des bienfaiteurs de votre époque sont oubliés depuis longtemps, quand ceux de Staline ou de Mussolini ont à nos oreilles des consonances familières.”
“« Écoute, Egor Pétrovitch, lui dit-il. Qu’est ce que tu fais de toi ? Tu te perds seulement avec ton désespoir. Tu n’as ni patience ni courage. Maintenant, dans un accès de tristesse, tu dis quetu n’as pas de talent. Ce n’est pas vrai. Tu as du talent ; je t’assure que tu en as. Je le vois rien qu’à la façon dont tu sens et comprends l’art. Je te le prouverai par toute ta vie. Tu m’as raconté ta vie d’autrefois. À cette époque aussi le désespoirte visitait sans que tu t’en rendisses compte. À cette époque aussi, ton premier maître, cet homme étrange, dont tu m’as tant parlé, a éveillé en toi, pour la première fois, l’amour de l’art et a deviné ton talent. Tu l’as senti alors aussi fortement que maintenant. Mais tu ne savais pas ce qui se passait en toi. Tu ne pouvais pas vivre dans la maison du propriétaire, et tu ne savais toi-même ce que tu désirais. Ton maître est mort trop tôt. Il t’a laissé seulement avec des aspirations vagues et, surtout, il ne t’a pas expliqué toimême. Tu sentais le besoin d’une autre route plus large, tu pressentais que d’autres buts t’étaient destinés, mais tu ne comprenais pas comment tout cela se ferait et, dans ton angoisse, tu as haï tout ce qui t’entourait alors. Tes six années de misère ne sont pas perdues. Tu as travaillé, pensé, tu as reconnu et toi-même et tes forces ; tu comprends maintenant l’art et ta destination. Mon ami, il faut avoir de la patience et du courage. Un sort plus envié que le mien t’est réservé. Tu es cent fois plus artiste que moi, mais que Dieu te donne même la dixième partie de ma patience. Travaille, ne bois pas, comme te le disait ton bonpropriétaire, et, principalement, commence par l’a, b, c. « Qu’est-ce qui te tourmente ? La pauvreté, la misère ? Mais la pauvreté et la misère forment l’artiste. Elles sont inséparables des débuts. Maintenant personne n’a encore besoin de toi ; personne ne veut te connaître. Ainsi va le monde. Attends, ce sera autre chose quand on saura que tu as du talent. L’envie, la malignité, et surtout la bêtise t’opprimeront plus fortement que la misère. Le talent a besoin de sympathie ; il faut qu’on le comprenne. Et toi, tu verras quelles gens t’entoureront quand tu approcheras du but. Ils tâcheront de regarder avec mépris ce qui s’est élaboré en toi au prix d’un pénible travail, des privations, des nuits sans sommeil. Tes futurs camarades ne t’encourageront pas, ne te consoleront pas. Ils ne t’indiqueront pas ce qui en toi est bon et vrai. Avec une joie maligne ils relèveront chacune de tes fautes. Ils te montreront précisément ce qu’il y a de mauvais en toi, ce en quoi tu te trompes, et d’un air calme et méprisant ils fêteront joyeusement chacune de tes erreurs. Toi, tu esorgueilleux et souvent à tort. Il t’arrivera d’offenser une nullité qui a de l’amour-propre, et alors malheur à toi : tu seras seul et ils seront plusieurs. Ils te tueront à coups d’épingles. Moi même, je commence à éprouver tout cela. Prends donc des forces dès maintenant. Tu n’es pas encore si pauvre. Tu peux encore vivre ; ne néglige pas les besognes grossières, fends du bois, comme je l’ai fait un soir chez de pauvres gens. Mais tu es impatient ; l’impatience est ta maladie. Tu n’as pas assez de simplicité ; tu ruses trop, tu réfléchis trop, tu fais trop travailler ta tête. Tu es audacieux en paroles et lâche quand il faut prendra l’archet en main. Tu as beaucoup d’amour-propre et peu de hardiesse. Sois plus hardi, attends, apprends, et si tu ne comptes pas sur tes forces, alors va au hasard ; tu as de la chaleur, du sentiment, peut-être arriveras-tu au but. Sinon, va quand même au hasard. En tout cas tu ne perdras rien, si le gain est trop grand. Vois-tu, aussi, le hasard pour nous est une grande chose. »”
“Tu t'imagines qu'un mensonge en vaut un autre, mais tu as tort. Je peux inventer n'importe quoi, me payer la tête des gens, monter toutes sortes de mystifications, faire toutes sortes de blagues, je n'ai pas l'impression d'être un menteur ; ces mensonges-là, si tu veux appeler cela des mensonges, c'est moi, tel que je suis ; avec ces mensonges-là, je ne dissimule rien, avec ces mensonges-là je dis en fait la vérité. Mais il y a des choses à propos desquelles je ne peux pas mentir. IL y a des choses que je connais à fond, dont j'ai compris le sens, et que j'aime. Je ne plaisante pas avec ces choses-là. Mentir là-dessus, ce serait m'abaisser moi-même, et je ne le peux pas, n'exige pas ça de moi, je ne le ferai.”