“Quand j'arrive à la gare de l'Est, j'espère toujours secrètement qu'il y aura quelqu'un pour m'attendre. C'est con. J'ai beau savoir que ma mère est encore au boulot à cette heure-là et que Marc est pas du genre à traverser la banlieue pour porter mon sac, j'ai toujours cet espoir débile. [...] Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part... C'est quand même pas compliqué.”
“A qui écris-tu?-A toi. En fait, je ne t'écris pas vraiment, j'écris ce que j'ai envie de faire avec toi...Il y avait des feuilles partout. Autour d'elle, à ses pieds, sur le lit. J'en ai pris une au hasard:"...Pique-niquer, faire la sieste au bord d'une rivière, manger des pêches, des crevettes, des croissants, du riz gluant, nager, danser, m'acheter des chaussures, de la lingerie, du parfum, lire le journal, lécher les vitrines, prendre le métro, surveiller l'heure, te pousser quand tu prends toute la place, étendre le linge, aller à l'Opéra, faire des barbecues, râler parce que tu as oublié le charbon, me laver les dents en même temps que toi, t'acheter des caleçons, tondre la pelouse, lire le journal par-dessus ton épaule, t'empêcher de manger trop de cacahuètes, visiter les caves de la Loire, et celles de la Hunter Valley, faire l'idiote, jacasser, cueillir des mûres, cuisiner, jardiner, te réveiller encore parce que tu ronfles, aller au zoo, aux puces, à Paris, à Londres, te chanter des chansons, arrêter de fumer, te demander de me couper les ongles, acheter de la vaisselle, des bêtises, des choses qui ne servent à rien, manger des glaces, regarder les gens, te battre aux échecs, écouter du jazz, du reggae, danser le mambo et le cha-cha-cha, m'ennuyer, faire des caprices, bouder, rire, t'entortiller autour de mon petit doigt, chercher une maison avec vue sur les vaches, remplir d'indécents Caddie, repeindre un plafond, coudre des rideaux, rester des heures à table à discuter avec des gens intéressants, te tenir par la barbichette, te couper les cheveux, enlever les mauvaises herbes, laver la voiture, voir la mer, t'appeler encore, te dire des mots crus, apprendre à tricoter, te tricoter une écharpe, défaire cette horreur, recueillir des chats, des chiens, des perroquets, des éléphants, louer des bicyclettes, ne pas s'en servir, rester dans un hamac, boire des margaritas à l'ombre, tricher, apprendre à me servir d'un fer à repasser, jeter le fer à repasser par la fenêtre, chanter sous la pluie, fuire les touristes, m'enivrer, te dire toute la vérité, me souvenir que toute vérité n'est pas bonne à dire, t'écouter, te donner la main, récupérer mon fer à repasser, écouter les paroles des chansons, mettre le réveil, oublier nos valises, m'arrêter de courir, descendre les poubelles, te demander si tu m'aimes toujours, discuter avec la voisine, te raconter mon enfance, faire des mouillettes, des étiquettes pour les pots de confiture..."Et ça continuais comme ça pendant des pages et des pages...”
“...à propos des intellectuels justement... C'est facile de se foutre de leur gueule... Ouais, c'est vachement facile... Souvent, ils sont pas très musclés et en plus, ils n'aiment pas ça, se battre... Ça ne les excite pas plus que ça les bruits des bottes, les médailles et les grosses limousines, alors oui, c'est pas très dur... Il suffit de leur arracher leur livre des mains, leur guitare, leur crayon ou leur appareil photo et déjà ils ne sont plus bons à rien, ces empotés... D'ailleurs, les dictateurs, c'est souvent la première chose qu'ils font: casser les lunettes, brûler les livres ou interdire les concerts, ça leur coûte pas cher et ça peut leur éviter bien des contrariétés par la suite... Mais tu vois, si être intello ça veut dire aimer s'instruire, être curieux, attentif, admirer, s'émouvoir, essayer de comprendre comment tout ça tient debout et tenter de se coucher un peu moins con que la veille, alors oui, je le revendique totalement: non seulement je suis une intello, mais en plus je suis fière de l'être... Vachement fière, même...”
“Puisque c'est ainsi. Puisque le temps sépare ceux qui s'aiment et que rien ne dure. Ce que nous vivions là, et nous en étions conscients tous les quatre, c'était un peu de rab. Un sursis, une parenthèse, un moment de grâce. Quelques heures volées aux autres... Pendant combien de temps aurions-nous l'énergie de nous arracher ainsi du quotidien pour faire le mur? Combien de permissions la vie nous accorderait-elle encore? Combien de pieds de nez? Combien de petites grattes? Quand allions-nous nous perdre et comment les liens se distendraient-ils? Encore combien d'années avant d'être vieux?”
“-Quand on ouvre une lettre d'amour, quand on la lit, on est interpellé pis c'est difficile, après, de pas se sentir concerné, de faire comme si ça existait pas, de porter le poids de cet amour-là sans y répondre. Lire une lettre d'amour, c'est s'engager à quelque chose.-À quoi?-À être responsable de la réponse.”
“GambergeTu gamberges. Tu regardes ta vie. Ça ne colle pas. Alors tu déprimes. Combien de vies ratées pour une vie réussie ? C'est quoi, les proportions ? Qu'est-ce que j'ai mal fait pour en arriver là ? C'est quand, que j'ai merdé ? J'ai encore le temps de me rattraper ? Combien de chances il me reste pour m'en sortir pas trop mal ? Elle peut encore changer, ma vie ? Je ne suis pas fait pour cette vie-là ? Ça se change, une vie ? Je veux dire, ça se change vraiment ? C'est quoi, le problème ? C'est ma névrose ? Comment on fait pour tordre une névrose ? J'ai mangé mon pain blanc, alors ? JE l'ai mangé sans m'en rendre compte, c'est ça ? Je vais encore ramer longtemps comme ça ? C'est encore loin, l'Amérique ? Est-ce qu'un jour moi aussi je mâchouillerai un brin d'herbe sous un saule en me disant que la vie est belle ? Qu'elle est sacrement belle ? Faut que j'arrête de gamberger, c'est pas bon.”
“Au grand jour, à voix haute, il dit comme Susan Sontag, qui a écrit là-dessus un essai beau et digne, La Maladie comme métaphore : l'explication psychique du cancer est à la fois un mythe sans fondement scientifique et une vilenie morale, parce qu'elle culpabilise les malades. Cela, c'est la thèse officielle, la ligne du Parti. Dans le noir, en revanche, il dit ce que disent Fritz Zorn ou Pierre Cazenave : que son cancer n'était pas un agresseur étranger mais une partie de lui, un ennemi intime et peut-être même pas un ennemi. La première façon de penser est rationnelle, la seconde est magique. On peut soutenir que devenir adulte, à quoi est supposé aider la psychanalyse, c'est abandonner la pensée magique pour la pensée rationnelle, mais on peut soutenir aussi qu'il ne faut rien abandonner, que ce qui est vrai à un étage de l'esprit ne l'est pas à l'autre et qu'il faut habiter tous les étages, de la cave au grenier. J'ai l'impression que c'est ce que fait Étienne.”