“c'est (...) l'un des paradoxes de cette guerre : le côté irréprochable du gouvernement de Colombo qui, dans les zones qu'il a perdues, et ne serait-ce que pour ne pas s'avouer vaincu et avoir à prendre acte de la sécession, continue d'assurer les services publics, de payer les fonctionnaires, fussent-ils désignés par les Tigres et à leur botte.”
“Faut-il regretter le temps des guerres "à sens" ? souhaiter que les guerres d'aujourd'hui "retrouvent" leur sens perdu ? le monde irait-il mieux, moins bien, indifféremment, si les guerres avaient, comme jadis, ce sens qui les justifiait ? Une part de moi, celle qui a la nostalgie des guerres de résistance et des guerres antifascistes, a tendance à dire : oui, bien sûr ; rien n'est plus navrant que la guerre aveugle et insensée ; la civilisation c'est quand les hommes, tant qu'à faire, savent à peu près pourquoi ils se combattent ; d'autant que, dans une guerre qui a du sens, quand les gens savent à peu près quel est leur but de guerre et quel est celui de leur adversaire, le temps de la raison, de la négociation, de la transaction finit toujours par succéder à celui de la violence ; et d'autant (autre argument) que les guerres sensées sont aussi celles qui, par principe, sont les plus accessibles à la médiation, à l'intervention - ce sont les seules sur lesquelles des tiers, des arbitres, des observateurs engagés, peuvent espérer avoir quelque prise...Une autre part hésite. L'autre part de moi, celle qui soupçonne les guerres à sens d'être les plus sanglantes, celle qui tient la "machine à sens" pour une machine de servitude et le fait de donner un sens à ce qui n'en a pas, c'est-à-dire à la souffrance des hommes, pour un des tours les plus sournois par quoi le Diabolique nous tient, celle qui sait, en un mot, qu'on n'envoie jamais mieux les pauvres gens au casse-pipe qu'en leur racontant qu'ils participent d'une grande aventure ou travaillent à se sauver, cette part-là, donc, répond : "non ; le pire c'était le sens"; le pire c'est, comme disait Blanchot, "que le désastre prenne sens au lieu de prendre corps" ; le pire, le plus terrible, c'est d'habiller de sens le pur insensé de la guerre ; pas question de regretter, non, le "temps maudit du sens". (ch. 10De l'insensé, encore)”
“Quelle est la première chose que je faisais quand, retour d'une plongée dans la géhenne du Bengla-Desh, je rentrais souffler un peu, dans l'autre Bengale, à Calcutta ? Je fonçais au siège du Times of India pour voir, dans les éditions du journal que j'avais manquées, les cartes indiquant les mouvements de troupe, donc le sens de la bataille que j'avais vécue de l'intérieur et à laquelle j'avais l'impression de n'avoir, du coup, rien compris.(...) Stendhal a raison. le point de vue de Fabrice est un point de vue partiel, en effet. Obtus. Inintelligent. Mais voilà. C'est le seul. Il n'y en a pas d'autre. Il n'y a rien de plus à voir dans la réalité des guerres que cet enfer absurde où l'on se demande en permanence où l'on est, où l'on va, d'où viennent les obus, qui les tire et ce que sont devenues les belles vertus héroïques chantées par la littérature de guerre. Fabrice n'a peut-être rien compris. Mais c'est tout ce qu'il y avait à comprendre. C'est l'essence même de la guerre que de donner ce sentiment d'incompréhensible chaos, d'absurdité, de juxtaposition de points de vue idiots, aveugles, fermés les uns sur les autres.(ch. 43 Le théorème de Stendhal)”
“l'inégalité majeure entre les humains, celle qui les sépare de la manière la plus irrémédiable, celle à laquelle le progrès, l'Histoire, la bonne volonté des uns ou des autres, ne peuvent, pour l'heure, à peu près rien, ce n'est ni la fortune, ni le savoir, ni le pouvoir, ni le savoir-pouvoir, ni aucune des autres grâces que dispensent la nature ou le monde, mais cet autre partage qui, dans les situations de détresse extrême, distingue ceux qui ont la chance de pouvoir s'en aller et ceux qui savent qu'ils vont rester. Les alliés des damnés d'un côté ; les amis du Job moderne ; les compagnons d'un jour ou de quelques jours ; les infiltrés ; les mercenaires du Bien ; tous ces bienheureux qui, quelque part qu'ils prennent à la souffrance des autres, quelque ardeur qu'ils mettent à militer, sympathiser, se faire les porte-voix des sans-voix, aller sur le terrain, crapahuter, les suivre dans leurs tranchées, sous leurs bombes, le font tout en sachant qu'il y a cette petite différence qui change tout : ils partiront, eux, quand ils voudront... (ch. 15Arendt, Sarajevo : qu'est-ce qu'être damné ?)”
“Que la langue du génocide ne doive, à aucun prix, se galvauder ; que veiller sur la probité des mots en général et de celui-ci en particulier soit une tâche intellectuelle et politique prioritaire ; qu'il se soit produit à Auschwitz, un événement sans précédent, incomparable à tout autre et que la lutte contre la banalisation, et de la chose, et du mot qui la désigne, soit un impératif, non seulement pour les Juifs, mais pour tous ceux que lèse ce crime (autrement dit, l'humain comme tel ; l'humain en chaque homme, chaque femme, d'aujourd'hui) ; que la Shoah soit le génocide absolu, l'étalon du genre, la mesure même du non-humain ; que cette singularité tienne tant à l'effroyable rationalité des méthodes (bureaucratie, industrie du cadavre, chambre à gaz) qu'à sa non moins terrible part d'irrationalité (l'histoire folle, souvent notée, des trains de déportés qui avaient, jusqu'au dernier jour, priorité sur les convois d'armes et de troupes), à sa systématicité (des armées de tueurs lâchés, dans toute l'Europe, à la poursuite de Juifs qui devaient être traqués, exterminés sans reste, jusqu'au dernier) ou à sa dimension, son intention métaphysique (par-delà les corps les âmes et, par-delà les âmes, la mémoire même des textes juifs et de la loi) - tout cela est évident ; c'est et ce sera de plus en plus difficile à faire entendre, mais c'est établi et évident...(ch. 57La Shoah au coeur et dans la tête)”
“La guerre, c'est la discipline. La sujétion maximale. L'esclavage. C'est l'une des situations où l'homme est le plus soumis à l'homme et a le moins d'issues pour y échapper. Il est empoigné. Réquisitionné. Ballotté par des ordres mécaniques. Objet d'un sadisme sans réplique. Exposé à l'humiliation ou au feu. Numéroté. Broyé. Astreint à la corvée. Pris dans des mouvements collectifs très lents, très obscurs, parfaitement indéchiffrables, qui, au plus naturellement rebelle, ne laissent d'autre choix que de se plier. La guerre c'est la circonstance, par excellence, où joue ce pouvoir de laisser vivre et de faire mourir qui est, selon les bons philosophes, le propre du pouvoir absolu. L'homme de guerre c'est le dernier des hommes, c'est-à-dire l'esclave absolu. (ch. 12Les mots de la guerre)”
“ce qui (...) peut arriver de mieux à un individu c'est d' "avoir la chance d'être né au sein du peuple qu'il faut au moment de l'histoire qu'il faut" : grec et non barbare, aux siècles de Solon et Périclès ; romain et non pas grec, au temps d'Auguste et des débuts de la Pax romana ; chrétien et non pas juif, ensuite, quand l'Europe se christianise et que commencent les pogromes (...) le mieux qui puisse arriver à un sujet c'est de naître occidental ; le pire, la catastrophe irrémédiable, la figure même de l'infortune, du tragique, de la damnation, c'est d'être né burundais, angolais, sud-soudanais, colombien ou, comme la petite Srilaya, sri-lankais. (ch. 15Arendt, Sarajevo : qu'est-ce qu'être damné ?)”