“Faut-il regretter le temps des guerres "à sens" ? souhaiter que les guerres d'aujourd'hui "retrouvent" leur sens perdu ? le monde irait-il mieux, moins bien, indifféremment, si les guerres avaient, comme jadis, ce sens qui les justifiait ? Une part de moi, celle qui a la nostalgie des guerres de résistance et des guerres antifascistes, a tendance à dire : oui, bien sûr ; rien n'est plus navrant que la guerre aveugle et insensée ; la civilisation c'est quand les hommes, tant qu'à faire, savent à peu près pourquoi ils se combattent ; d'autant que, dans une guerre qui a du sens, quand les gens savent à peu près quel est leur but de guerre et quel est celui de leur adversaire, le temps de la raison, de la négociation, de la transaction finit toujours par succéder à celui de la violence ; et d'autant (autre argument) que les guerres sensées sont aussi celles qui, par principe, sont les plus accessibles à la médiation, à l'intervention - ce sont les seules sur lesquelles des tiers, des arbitres, des observateurs engagés, peuvent espérer avoir quelque prise...Une autre part hésite. L'autre part de moi, celle qui soupçonne les guerres à sens d'être les plus sanglantes, celle qui tient la "machine à sens" pour une machine de servitude et le fait de donner un sens à ce qui n'en a pas, c'est-à-dire à la souffrance des hommes, pour un des tours les plus sournois par quoi le Diabolique nous tient, celle qui sait, en un mot, qu'on n'envoie jamais mieux les pauvres gens au casse-pipe qu'en leur racontant qu'ils participent d'une grande aventure ou travaillent à se sauver, cette part-là, donc, répond : "non ; le pire c'était le sens"; le pire c'est, comme disait Blanchot, "que le désastre prenne sens au lieu de prendre corps" ; le pire, le plus terrible, c'est d'habiller de sens le pur insensé de la guerre ; pas question de regretter, non, le "temps maudit du sens". (ch. 10De l'insensé, encore)”
“La guerre, c'est la discipline. La sujétion maximale. L'esclavage. C'est l'une des situations où l'homme est le plus soumis à l'homme et a le moins d'issues pour y échapper. Il est empoigné. Réquisitionné. Ballotté par des ordres mécaniques. Objet d'un sadisme sans réplique. Exposé à l'humiliation ou au feu. Numéroté. Broyé. Astreint à la corvée. Pris dans des mouvements collectifs très lents, très obscurs, parfaitement indéchiffrables, qui, au plus naturellement rebelle, ne laissent d'autre choix que de se plier. La guerre c'est la circonstance, par excellence, où joue ce pouvoir de laisser vivre et de faire mourir qui est, selon les bons philosophes, le propre du pouvoir absolu. L'homme de guerre c'est le dernier des hommes, c'est-à-dire l'esclave absolu. (ch. 12Les mots de la guerre)”
“c'est (...) l'un des paradoxes de cette guerre : le côté irréprochable du gouvernement de Colombo qui, dans les zones qu'il a perdues, et ne serait-ce que pour ne pas s'avouer vaincu et avoir à prendre acte de la sécession, continue d'assurer les services publics, de payer les fonctionnaires, fussent-ils désignés par les Tigres et à leur botte.”
“Au temps de La Barbarie à visage humain, je disais, comme Camus : l'idéologie est un multiplicateur de massacres ; on tue d'autant plus, et en d'autant plus grand nombre, qu'on le fait dans la bonne conscience de hâter, ce faisant, l'avènement du Bien - communisme, fascisme, angélismes exterminateurs de toutes sortes, ivresse logique des assassins. (...) non ; c'est le contraire ; le pire ce sont les massacres aveugles ; le plus redoutable ce sont les exterminations que rien ne déclenche mais que rien, du coup, n'est capable d'arrêter ; gare à ceux pour qui le fait de tuer un homme n'a pas plus de sens ni d'importance que de trancher une tête de chou ! gare au démon, non de l'Absolu, mais du Néant ! (ch. 10De l'insensé, encore)”
“Quelle est la première chose que je faisais quand, retour d'une plongée dans la géhenne du Bengla-Desh, je rentrais souffler un peu, dans l'autre Bengale, à Calcutta ? Je fonçais au siège du Times of India pour voir, dans les éditions du journal que j'avais manquées, les cartes indiquant les mouvements de troupe, donc le sens de la bataille que j'avais vécue de l'intérieur et à laquelle j'avais l'impression de n'avoir, du coup, rien compris.(...) Stendhal a raison. le point de vue de Fabrice est un point de vue partiel, en effet. Obtus. Inintelligent. Mais voilà. C'est le seul. Il n'y en a pas d'autre. Il n'y a rien de plus à voir dans la réalité des guerres que cet enfer absurde où l'on se demande en permanence où l'on est, où l'on va, d'où viennent les obus, qui les tire et ce que sont devenues les belles vertus héroïques chantées par la littérature de guerre. Fabrice n'a peut-être rien compris. Mais c'est tout ce qu'il y avait à comprendre. C'est l'essence même de la guerre que de donner ce sentiment d'incompréhensible chaos, d'absurdité, de juxtaposition de points de vue idiots, aveugles, fermés les uns sur les autres.(ch. 43 Le théorème de Stendhal)”
“l'inégalité majeure entre les humains, celle qui les sépare de la manière la plus irrémédiable, celle à laquelle le progrès, l'Histoire, la bonne volonté des uns ou des autres, ne peuvent, pour l'heure, à peu près rien, ce n'est ni la fortune, ni le savoir, ni le pouvoir, ni le savoir-pouvoir, ni aucune des autres grâces que dispensent la nature ou le monde, mais cet autre partage qui, dans les situations de détresse extrême, distingue ceux qui ont la chance de pouvoir s'en aller et ceux qui savent qu'ils vont rester. Les alliés des damnés d'un côté ; les amis du Job moderne ; les compagnons d'un jour ou de quelques jours ; les infiltrés ; les mercenaires du Bien ; tous ces bienheureux qui, quelque part qu'ils prennent à la souffrance des autres, quelque ardeur qu'ils mettent à militer, sympathiser, se faire les porte-voix des sans-voix, aller sur le terrain, crapahuter, les suivre dans leurs tranchées, sous leurs bombes, le font tout en sachant qu'il y a cette petite différence qui change tout : ils partiront, eux, quand ils voudront... (ch. 15Arendt, Sarajevo : qu'est-ce qu'être damné ?)”
“Comment l'Histoire pourrait-elle mieux servir la vie qu'en attachant à leur patrie et aux coutumes de leur patrie les races et les peuples moins favorisés, en leur donnant des goûts sédentaires, ce qui les empêche de chercher mieux à l'étranger, de rivaliser dans la lutte pour parvenir à ce mieux? Parfois cela paraît être de l'entêtement et de la déraison qui visse en quelque sorte l'individu à tels compagnons et à tel entourage, à telles habitudes laborieuses, à tels stérile coteau. Mais c'est la déraison la plus salutaire, celle qui profite le plus à la collectivité. Chacun le sait, qui s'est rendu compte des terribles effets de l'esprit d'aventure, de la fièvre d'émigration, quand ils s'emparent de peuplades entières, chacun le sait, qui a vu de près un peuple ayant perdu la fidélité à son passé, abandonné à une chasse fiévreuse de la nouveauté, à une recherche perpétuelle des éléments étrangers. Le sentiment contraire, le plaisir que l'arbre prend à ses racines, le bonheur que l'on éprouve à ne pas se sentir né de l'arbitraire et du hasard, mais sorti d'un passé — héritier, floraison, fruit — , ce qui excuserait et justifierait même l'existence : c'est là ce que l'on appelle aujourd'hui, avec une certaine prédilection, le sens historique.Deuxième Considération intempestive. ch. 3”