“Il a beau être décidé à distinguer, comme il dit, des visages. Il a beau dire : "les noms ! les noms ! damnés, j'écris vos noms !" Il sait que c'est le sien, de visage, que l'on verra le plus, à l'arrivé. Il sait que c'est le sien, de nom, qui sera en haut de la page du journal et, le moment venu, sur la couverture du livre qu'il tirera de tout cela. Il a beau être sincère quand, au fond de sa barge, il se dit : "je suis là pour eux, seulement pour eux, je n'ai qu'un parti, celui des endeuillés", il connaît trop la musique, il a trop l'habitude des ruses diaboliques de l'oubli de soi, pour se faire la moindre illusion sur ce qu'il y a de vicié, et d'absurde, dans le système : quand le chroniqueur montre l'horreur, Paris regarde la plume ; quand il dit : "voyez ces vaincus" c'est lui qui sort vainqueur.(ch. 38 BH juge de BHL)”
“La dame de la Cour de cassation, c'est un arrêt qui tombe au printemps 2000 et qui dit que le juge ne peut pas relever d'office, c'est-à-dire de sa propre initiative, un manquement à la loi. On reconnaît la théorie libérale : on n'a pas plus de droit que celui qu'on réclame ; pour réparer un tort, il faut que celui qui l'a subi s'en plaigne. Dans le cas d'un litige entre un consommateur et un professionnel du crédit, si le consommateur ne se plaint pas du contrat, ce n'est pas au juge de le faire à sa place. Cela se tient dans la théorie libérale, dans la réalité le consommateur ne s'en plaint jamais, parce qu'il ne connaît pas la loi, parce que ce n'est pas lui qui a porté le litige en justice, parce que neuf fois sur dix il n'a pas d'avocat. Peu importe, dit la Cour de cassation, l'office du juge, c'est l'office du juge : il n'a pas à se mêler de ce qui ne le regarde pas ; s'il est scandalisé, il doit le rester en son for intérieur.”
“Le Bien ne laisse aucune trace matérielle – et donc aucune trace, car vous savez ce que vaut la gratitude des hommes. Rien ne s’oublie aussi vite que le Bien. Pire: rien ne passe aussi inaperçu que le Bien, puisque le Bien véritable ne dit pas son nom – s’il le dit, il cesse d’être le Bien, il devient de la propagande. Le Beau, lui, peut durer toujours: il est sa propre trace. On parle de lui et de ceux qui l’ont servi. Comme quoi le Beau et le Bien sont régis par des lois opposées: le Beau est d’autant plus beau qu’on parle de lui, le Bien est d’autant moins bien qu’il en est question. Bref, un être responsable qui se dévouerait à la cause du Bien ferait un mauvais placement.- Pourtant, le Mal, on en parle !- Ah oui: le Mal est encore plus rentable que le Beau. Ceux qui ont investi dans le Mal ont fait le meilleur placement. Les noms des bienfaiteurs de votre époque sont oubliés depuis longtemps, quand ceux de Staline ou de Mussolini ont à nos oreilles des consonances familières.”
“Quand un politicien se touche le visage il dit la vérité, quand il se gratte l'oreille il dit la vérité, quand il lève le pouce il dit la vérité ; c'est quand il remue les lèvres qu'il ment.”
“Face à ces chiffres, comme on ne sait plus quoi faire, on fait n'importe quoi. Le 14 mars, le ministère de la Santé et du Travail augmente la dose maximale autorisée pour les travailleurs de la centrale de cent millisieverts pour cinq ans... à deux cent cinquante mille millisieverts par an ! C'est vrai, quoi, à quoi bon des normes si ce n'est pour les transgresser ? En avril, il fera encore mieux : il élèvera la dose maximale pour les enfants à vingt millisieverts par an... ce qui est tout simplement le taux maximum en France (et pour la Commission internationale de protection radiologique) auquel on peut exposer les travailleurs du nucléaire ! Le gouvernement fera ensuite machine arrière sous la pression des parents et de plusieurs associations, mais c'est dire le degré de cynisme que l'on peut atteindre pour défendre à tout prix la filière : considérer des gamins sans défense au même niveau que les spécialistes du nucléaire les plus exposés, il fallait le faire. ils l'ont fait. (p. 234)”
“—Mais, quelle que soit l'importance de l'événement, dès qu'il est écrit sur le papier, il ne fait plus qu'une ou deux lignes. "Mes yeux ne voyaient plus" ou "je n'avais plus un sou", il suffit d'une dizaine ou d'une vingtaine de lettres de l'alphabet. C'est pourquoi, quand on calligraphie des autobiographies, il arrive qu'on soit soulagé. On se dit que ce n'est pas la peine de trop réfléchir à tout ce qui se passe dans le monde.”