“Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait, où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.”
“C'est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leur chambre. Et les journaux ne s'occupent que de la rue.”
“c'est (...) l'un des paradoxes de cette guerre : le côté irréprochable du gouvernement de Colombo qui, dans les zones qu'il a perdues, et ne serait-ce que pour ne pas s'avouer vaincu et avoir à prendre acte de la sécession, continue d'assurer les services publics, de payer les fonctionnaires, fussent-ils désignés par les Tigres et à leur botte.”
“Combien de gens exercent-ils le travail de leur choix ? Certains scientifiques, artistes, quelques travailleurs très qualifiés ou certaines professions libérales ont peut-être cette satisfaction, mais la plupart des gens ne sont pas libres de choisir leur activité. C'est la nécessité économique qui les y oblige. C'est pourquoi on peut parler de "travail aliéné". En outre, la plupart des travailleurs produisent des biens et des services destinés à devenir des marchandises qu'ils n'ont pas eux-mêmes choisi de produire et qui appartiennent à un autre : le capitaliste qui les emploie. Les travailleurs sont donc, en outre, parfaitement étrangers au produit de leur labeur. Le travail s'effectue dans des conditions industrielles modernes qui privilégient la concurrence plutôt que la collaboration et l'isolement plutôt que l'association. Les travailleurs sont donc également étrangers les uns aux autres. Concentrés dans les villes et les usines, ils sont pour finir étrangers à la nature.”
“Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise ; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.”
“Nous avions inventé la lumière pour nier l'obscurité. Nous avons mis les étoiles dans le ciel, nous avons planté les réverbères tous les deux mètres dans les rues. Et des lampes dans nos maisons. Éteignez les étoiles et contemplez le ciel. Que voyez-vous? Rien. Vous êtes en face de l'infini que votre esprit limité ne peut pas concevoir et vous ne voyez plus rien. Et cela vous angoisse. C'est angoissant d'être en face de l'infini. Rassurez vous; vos yeux s'arrêteront toujours sur les étoiles qui obscures leur vision et n'iront pas plus loin. Aussi ignorez le vide qu'elles dissimulent. Éteignez la lumière et ouvrez grand les yeux. Vous ne voyez rien. Que l'obscurité que vous la percevez plutôt que vous ne la voyez. L'obscurité n'est pas hors de vous, l'obscurité est en vous.”
“La nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence. Dans cette chambre retranchée du monde, au-dessus de ce corps mort maintenant habillé, Rieux sentit planer le calme surprenant qui, bien des nuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivi l'attaque des portes. Déjà, à cette époque, il avait pensé à ce silence qui s'élevait des lits où il avait laissé mourir des hommes. C'était partout la même pause, le même intervalle solennel, toujours le même apaisement qui suivait les combats, c'était le silence de la défaite. Mais pour celui qui enveloppait maintenant son ami, il était si compact, il s'accordait si étroitement au silence des rues et de la ville libérée de la peste, que Rieux sentait bien qu'il s'agissait cette fois de la défaite définitive, celle qui termine les guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sans guérison. Le docteur ne savait pas si, pour finir, Tarrou avait retrouvé la paix, mais, dans ce moment tout au moins, il croyait savoir qu'il n'y aurait jamais plus de paix possible pour lui-même, pas plus qu'il n'y a d'armistice pour la mère amputée de son fils ou pour l'homme qui ensevelit son ami.”