“Patrice a vingt-quatre ans et, la première fois que je l’ai vu, il était dans son fauteuil incliné très en arrière. Il a eu un accident vasculaire cérébral. Physiquement, il est incapable du moindre mouvement, des pieds jusqu’à la racine des cheveux. Comme on le dit souvent d’une manière très laide, il a l’aspect d’un légume : bouche de travers, regard fixe. Tu peux lui parler, le toucher, il reste immobile, sans réaction, comme s’il était complètement coupé du monde. On appelle ça le locked in syndrome.Quand tu le vois comme ça, tu ne peux qu’imaginer que l’ensemble de son cerveau est dans le même état. Pourtant il entend, voit et comprend parfaitement tout ce qui se passe autour de lui. On le sait, car il est capable de communiquer à l’aide du seul muscle qui fonctionne encore chez lui : le muscle de la paupière. Il peut cligner de l’œil. Pour l’aider à s’exprimer, son interlocuteur lui propose oralement des lettres de l’alphabet et, quand la bonne lettre est prononcée, Patrice cligne de l’œil. Lorsque j’étais en réanimation, que j’étais complètement paralysé et que j’avais des tuyaux plein la bouche, je procédais de la même manière avec mes proches pour pouvoir communiquer. Nous n’étions pas très au point et il nous fallait parfois un bon quart d’heure pour dicter trois pauvres mots. Au fil des mois, Patrice et son entourage ont perfectionné la technique. Une fois, il m’est arrivé d’assister à une discussion entre Patrice et sa mère. C’est très impressionnant.La mère demande d’abord : « Consonne ? » Patrice acquiesce d’un clignement de paupière. Elle lui propose différentes consonnes, pas forcément dans l’ordre alphabétique, mais dans l’ordre des consonnes les plus utilisées. Dès qu’elle cite la lettre que veut Patrice, il cligne de l’œil. La mère poursuit avec une voyelle et ainsi de suite. Souvent, au bout de deux ou trois lettres trouvées, elle anticipe le mot pour gagner du temps. Elle se trompe rarement. Cinq ou six mots sont ainsi trouvés chaque minute. C’est avec cette technique que Patrice a écrit un texte, une sorte de longue lettre à tous ceux qui sont amenés à le croiser. J’ai eu la chance de lire ce texte où il raconte ce qui lui est arrivé et comment il se sent. À cette lecture, j’ai pris une énorme gifle. C’est un texte brillant, écrit dans un français subtil, léger malgré la tragédie du sujet, rempli d’humour et d’autodérision par rapport à l’état de son auteur. Il explique qu’il y a de la vie autour de lui, mais qu’il y en a aussi en lui. C’est juste la jonction entre les deux mondes qui est un peu compliquée.Jamais je n’aurais imaginé que ce texte si puissant ait été écrit par ce garçon immobile, au regard entièrement vide. Avec l’expérience acquise ces derniers mois, je pensais être capable de diagnostiquer l’état des uns et des autres seulement en les croisant ; j’ai reçu une belle leçon grâce à Patrice.Une leçon de courage d’abord, étant donné la vitalité des propos que j’ai lus dans sa lettre, et, aussi, une leçon sur mes a priori. Plus jamais dorénavant je ne jugerai une personne handicapée à la vue seule de son physique.C’est jamais inintéressant de prendre une bonne claque sur ses propres idées reçues .”