“Les tentatives faites pour connaître la richesse et l'originalité des cultures humaines, et pour les réduire à l'état de répliques inégalement arriérées de la civilisation occidentale, se heurtent à une autre difficulté, qui est beaucoup plus profonde : en gros (et exception faite de l'Amérique, sur laquelle nous allons revenir), toutes les sociétés humaines ont derrière elles un passé qui est approximativement du même ordre de grandeur. Pour traiter certaines sociétés comme des "étapes" du développement de certaines autres, il faudrait admettre qu'alors que, pour ces dernières, il se passait quelque chose, pour celles-là il ne se passait rien - ou fort peu de choses. Et en effet, on parle volontiers des "peuples sans histoire" (pour dire parfois que ce sont les plus heureux). Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera inconnue, mais non qu'elle n'existe pas. Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. (p. 24-25)”
“[A propos du faux évolutionnisme] Il s'agit d'une tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement. Car, si l'on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d'un développement unique qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n'est plus qu'apparente. L'humanité devient une et identique à elle-même ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre les moments d'un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation.”
“Comment des sociétés contemporaines, restées ignorantes de l'électricité et de la machine à vapeur, n'évoqueraient-elles pas la phase correspondante du développement de la civilisation occidentale ? Comment ne pas comparer les tribus indigènes, sans écriture et sans métallurgie, mais traçant des figures sur les parois rocheuses et fabriquant des outils de pierre, avec les formes archaïques de cette même civilisation, dont les vestiges trouvés dans les grottes de France et d'Espagne attestent la similarité ? C'est là surtout que le faux évolutionnisme s'est donné libre cours. Et pourtant ce jeu séduisant, auquel nous nous abandonnons presque irrésistiblement chaque fois que nous en avons l'occasion (le voyageur occidental ne se complaît-il pas à retrouver le "moyen âge" en Orient, le "siècle de Louis XIV" dans le Pékin d'avant la Première Guerre mondiale, l'"âge de la pierre" parmi les indigènes d'Australie ou de la Nouvelle-Guinée ?), est extraordinairement pernicieux. Des civilisations disparues, nous ne connaissons que certains aspects, et ceux-ci sont d'autant moins nombreux que la civilisation considérée est plus ancienne, puisque les aspects connus sont ceux-là seuls qui ont pu survivre aux destructions du temps. Le procédé consiste donc à prendre la partie pour le tout, à conclure, du fait que certains aspects de deux civilisations (l'une actuelle, l'autre disparue) offrent des ressemblances, à l'analogie de tous les aspects. Or non seulement cette façon de raisonner est logiquement insoutenable, mais dans bon nombre de cas elle est démentie par les faits.”
“La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle "insuffisamment développées" et "primitives", qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents.Si le critère retenu avait été le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme. (p.36)”
“Si nous avons accordé à l'Amérique le privilège de l'histoire cumulative, n'est-ce pas, en effet, seulement parce que nous lui reconnaissons la paternité d'un certain nombre de contributions que nous lui avons empruntées ou qui ressemblent aux nôtres ? Mais quelle serait notre position, en présence d'une civilisation qui se serait attachée à développer des valeurs propres, dont aucune ne serait susceptible d'intéresser la civilisation de l'observateur ? Celui-ci ne serait-il pas porté à qualifier cette civilisation de stationnaire ? En d'autres termes la distinction entre les deux formes d'histoire dépend-elle de la nature intrinsèque des cultures auxquelles on l'applique, ou ne résulte-t-elle pas de la perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture différente ? Nous considérerions ainsi comme cumulative toute culture qui se développerait dans un sens analogue au nôtre, c'est-à-dire dont le développement serait doté pour nous de signification. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas nécessairement parce qu'elles le sont, mais parce que leur ligne de développement ne signifie rien pour nous, n'est pas mesurable dans les termes du système de références que nous utilisons. (p.32-33)”
“Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l'espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d'abord que le "progrès" (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l'avait d'abord appliqué) n'est ni nécessaire, ni continue ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s'accompagnent de changements d'orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable. (p.29-30)”
“Nous allons te parler de gens qui vivaient en notre temps, soit il y a plus de cent ans, et ne sont guère plus pour toi que des noms inscrits sur des croix inclinées ou des pierres tombales fissurées. D'une vie et de souvenirs qui ont disparu en vertu de l'implacable loi du temps. En cela, nous allons le changer. Nos paroles sont telles des brigades de sauveteurs qui jamais ne renoncent à leur quête, leur but est d'arracher des événements passés et des vies éteintes au trou noir de l'oubli et cela n'a rien d'une petite entreprise, mais il se peut aussi qu'elles glanent en chemin quelques réponses et qu'elles nous délivrent de l'endroit où nous nous tenons avant qu'il ne soit trop tard. Contentons-nous de cela pour l'instant, nous t'envoyons ces mots, ces brigades de sauveteurs désemparées et éparses. Elles sont incertaines de leur rôle, toutes les boussoles sont hors d'usage, les cartes de géographie déchirées ou obsolètes, mais réserve-leur tout de même bon accueil. Ensuite, nous verrons bien. (p. 4)”