“On se prépare à la jouissance du siècle, et, le moment venu, elle a un goût de Fernet Branca. Sur ce point comme sur quelques autres, Julia a raison : ne jamais investir dans la promesse du plaisir. Tout de suite ou pas du tout.”
“Parmi ceux « qui ne lisent pas », les mieux avisés sauront apprendre, comme nous, à parler autour : ils excelleront dans l’art inflationniste du commentaire (je lis dix lignes, je ponds dix pages), la pratique jivaro de la fiche (je parcours 400 pages, je les réduis à cinq), la pêche à la citation judicieuse (dans ces précis de culture congelée disponibles chez tous les marchands de réussite), ils sauront manier le scalpel de l’analyse linéaire et deviendront experts dans le savant cabotage entre les « morceaux choisis », qui mène sûrement au baccalauréat, à la licence, voire à la l’agrégation… mais pas nécessairement à l’amour du livre.”
“Mais c'est, plus quotidiennement, le refuge du livre contre le crépitement de la pluie, le silencieux éblouissement des pages contre la cadence du métro, le roman planqué dans le tiroir de la secrétaire, la petite lecture du prof quand planchent ses élèves, et l'élève de fond de classe lisant en douce, en attendant de rendre une copie blanche...”
“Ah! je voulais te dire aussi, n'aie pas peur de leur sabir. Le sabir du pauvre d'aujourd'hui, c'est l'argot du pauvre d'hier, ni plus ni moins. Depuis toujours le pauvre parle argot. Sais-tu pourquoi? Pour faire croire au riche qu'il a quelque chose à lui cacher. Il n'a rien à cacher, bien sûr, il est beaucoup trop pauvre, rien que des petits trafics par-ci par-là, des broutilles, mais il tient à faire croire que c'est un monde entier qu'il cache, un univers qui nous serait interdit, et si vaste qu'il aurait besoin de toute une langue pour l'exprimer. Mais il n'y a pas de monde, bien sûr, et pas de langue. Rien qu'un petit lexique de connivence, histoire de se tenir chaud, de camoufler le désespoir.”
“Que l'écolier, de temps à autre, rencontre un professeur dont l'enthousiasme semble considérer les mathématiques en elles-mêmes, qui les enseigne comme un des Beaux-Arts, qui les fait aimer par la vertu de sa propre vitalité, grâce à qui l'effort devienne un plaisir, cela tient au hasard de la rencontre, pas au génie de l'Institution. (p.89)”
“Nous savions que si l'intelligence du texte est une rude et solitaire conquête de l'esprit, la blague stupide établit, elle, une connivence reposante qui ne se partage qu'entre amis de confiance. C'est avec nos intimes que nous échangeons les histoires les plus bêtes, façon de rendre un hommage implicite à la finesse de leur esprit. Avec les autres, on fait les malins, on déballe son savoir, on en installe, on séduit.”
“Il y a donc de "bons" et de "mauvais" romans.Le plus souvent, ce sont les seconds que nous trouvons d'abord sur notre route.Et ma foi, quand ce fut mon tour d'y passer, j'ai le souvenir d'avoir trouvé ça "vachement bien". J'ai eu beaucoup de chance : on ne s'est pas moqué de moi, on n'a pas levé les yeux au ciel, on ne m'a pas traité de crétin. On a juste laissé traîner sur mon passage quelques "bons" romans en se gardant bien de m'interdire les autres.C'était la sagesse. (p. 182)”