“Maussade, elle regardait la pluie s'abatter sur la forêt landaise.- Quel sale temps!- Tu te trompes, ma chérie.- Quoi? Viens mettre le nez dehors. Tu verras à quel point le ciel dégouline!- Justement.Il s'avança sur la terrasse, approcha du jardin à la limite des gouttes et, narines gonflées, oreilles dressées, nuque renversée pour mieux sentir le souffle humide sur sa figure, il murmura les yeux mi-clos en reniflant le ciel mercure:- C'est un beau jour de pluie.Il semblait sincère.Ce jour-là, elle acquit deux certitudes définitives: il l'agaçait profondément et, si elle le pouvait, elle ne le quitterait jamais.”
“Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:-- Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël.Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant:-- Un vampire! un vampire!Il était devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il sentit sa laideur.”
“Les brumes s’épaississent sur les cimes du Šar. Les versants se dressent face à Emina, implacables dans le jour déclinant. Les paroles de Feti ricochent en elle, par-dessus la musique qu’il met plus fort dans la voiture. Elles traversent le scherzo du violon dont les volutes tournoient entre eux, alors qu’ils arrivent à Tetovo. Elles dissipent le sourd espoir qui l’a menée ici, au-delà du désir de renouer avec le frère d’Yllka. Elle mesure l’ampleur de son rêve, de ce qu’elle n’a dit à personne là-bas en Allemagne. Ils auraient passé leur bras autour de ses épaules. Ils l’auraient entourée d’une affection mêlée de pitié…Oui, dans l’outremer des montagnes, elle croit apercevoir la trace d’Yllka. Les empreintes fines d’un oiseau sur un sentier couvert de sable. Elles conduiraient à une maison de montagne qui sentirait le bois et le foin à la fin de l’été. Parce qu’Yllka se serait réfugiée quelque part ici. Elle y attendrait Emina, sa fille, Alija, son fils, depuis toutes ces années. Elle-même mue par la conviction que ses enfants finiront par la rejoindre. Car comment pourrait-elle savoir où ils vivent aujourd’hui, si même ils vivent encore ? Comment ? Et c’est la raison de son silence. Il ne peut en être autrement. Preuve de vie ou de mort, Emina ne s’en ira pas d’ici sans l’avoir obtenue.« Je peux juste te parler d’elle. Celle qu’elle fut ici. Ma sœur, ta mère… » Des mots qui lacèrent le ciel très loin au-dessus d’elle. Feti gare sa voiture le long de la rue bordée d’immeubles. S’il se trompait… Si Yllka n’avait pas pu le retrouver lui non plus ?Les feuillages des arbres flamboient sur les trottoirs. Des traînées couleur de fer assombrissent les nuages au-dessus des immeubles. Ils se creusent d’un vaste cratère noirâtre. Des choucas évoluent par centaines sur la ville, alors que le soleil descend à l’horizon. Ils s’insinuent dans les invisibles couloirs ouverts par de secrètes turbulences. Leur vacarme secoue les airs, assourdit Emina. Elle est sur le point de flancher, rattrapée par le lieu et les cris des oiseaux.”
“Le regard analytique et le regard intuitif sur la vie ne peuvent s'harmoniser dans un même être que dans la mesure où le premier est subordonné au second. C'est du second, et notamment du sentiment de beauté et de compassion qu'il enferme, que découle le sens de la totalité de même que celui des équilibres et de la limite. Le regard intuitif est la condition de la sagesse sans laquelle le regard analytique peut conduire à des excès suicidaires. L'analyse des phénomènes donne de la puissance sur eux, elle permet de dominer la nature, mais elle n'enferme aucune indication quant aux limites qu'il convient d'assigner à cette puissance.”
“Dans les épaisseurs de la nuit sèche et froide, des milliers d'étoiles se formaient sans trêve et leurs glaçons étincelants, aussitôt détachés, commençaient de glisser insensiblement vers l'horizon. Janine ne pouvait s'arracher à la contemplation de ces feux à la dérive. Elle tournait avec eux et le même cheminement immobile la réunissait peu à peu à son être le plus profond, où le froid et le désir maintenant se combattaient. Devant elle, les étoiles tombaient, une à une, puis s'éteignaient parmi les pierres du désert, et à chaque fois Janine s'ouvrait un peu plus à la nuit. Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir.”
“On se prépare à la jouissance du siècle, et, le moment venu, elle a un goût de Fernet Branca. Sur ce point comme sur quelques autres, Julia a raison : ne jamais investir dans la promesse du plaisir. Tout de suite ou pas du tout.”