“Un jour le Meschacebé, encore assez près de sa source, se lassa de n'être qu'un limpide ruisseau. Il demande des neiges aux montagnes, des eaux aux torrents, des pluies aux tempêtes, il franchit ses rives, et désole ses bords charmants. L'orgueilleux ruisseau s'applaudit d'abord de sa puissance; mais voyant que tout devenait désert sur son passage; qu'il coulait, abandonné dans la solitude; que ses eaux étaient toujours troublées, il regretta l'humble lit que lui avait creusé la nature, les oiseaux, les fleurs, les arbres et les ruisseaux, jadis modestes compagnons de son paisible cours.”
“ Cependant qu'avais-je appris jusqu'alors avec tant de fatigue? Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont deux statues incomplètes: l'une a été retirée toute mutilée du débris des âges; l'autre n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir.”
“Bastos, il l'a trouvé au fond d'une poubelle. Tout petit, tout miteux... Il s'est laissé attendrir. Le soir même, il a commencé à le regretter. Le petit salopard avait trouvé ses cigarettes dans la poche de sa veste et les avait dépiautées pour se rouler dedans ! L'odeur des brunes le rendait fou ! Et pas moyen de le détourner de son vice ! En tout cas, c'est comme ça que pendant des années, Raymond s'est fait faire les poches par son chat...”
“Cependant mon père fut atteint d'une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. II expira dans mes bras. J'appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m'avait donné la vie. Cette impression fut grande; elle dure encore. C'est la première fois que l'immortalité de l'âme s'est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l'auteur de la pensée: je sentis qu'elle me devait venir d'une autre source; et dans une sainte douleur qui approchait de la joie, j'espérai me rejoindre un jour à l'esprit de mon père.”
“ô enfance du coeur humain qui ne vieillit jamais! voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.”
“Je condamne l'ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu'on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J'ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l'éducation de l'enfant. Je pense qu'il faudrait des études de base, très simples, où l'enfant apprendrait qu'il existe au sein de l'univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu'il dépend de l'air, de l'eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. Il apprendrait que les hommes se sont entre-tués dans des guerres qui n'ont jamais fait que produire d'autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu'il se sente relié aux hommes qui l'ont précédé, pour qu'il les admire là où ils méritent de l'être, sans s'en faire des idoles, non plus que du présent ou d'un hypothétique avenir. On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts. On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n'osent plus donner dans ce pays. En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celles du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d'avance certains odieux préjugés. On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l'imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu'on ne le fait. (p. 255)”
“Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.”