“Moi qui ai eu la chance, malgré quelques grosses séquelles, de me relever et de retrouver une autonomie totale, je pense souvent à cette incroyable période de ma vie et surtout à tous mes compagnons d’infortune. À part Samia, peut-être, je sais pertinemment que les autres sont toujours dans leurfauteuil, qu’ils sont contraints à une assistance permanente, qu’ils ont toujours droit aux sondages urinaires, aux transferts, aux fauteuils-douches, aux séances de verticalisation… Ils sont pour toujours confrontés à ces mots qui ont été mon quotidien, cette année-làJ’ai fait trois autres centres de rééducation par la suite, mais jamais je n’ai autant ressenti la violence de cette immersion dans le monde du handicap que lors de ces quelques mois. Jamais je n’ai retrouvé autant de malheur et autant d’envie de vivre réunis en un même lieu, jamais je n’ai croisé autant de souffrance et d’énergie, autant d’horreur et d’humour. Et jamais plus je n’ai ressenti autant d’intensité dans le rapport des êtres humains à l’incertitude de leur avenir .. Je ne connaissais rien de ce monde-là avant mon accident. Je me demande même si j’y avais déjà vraiment pensé. Bien sûr, cette expérience aussi difficile pour moi que pour mon entourage proche m’a beaucoup appris sur moi-même, sur la fragilité de l’existence (et celle des vertèbres cervicales). Personne d’autre ne sait mieux que moi aujourd’hui qu’une catastrophe n’arrive pas qu’aux autres, que la vie distribue ses drames sans regarder qui les mérite le plus .Mais, au-delà de ces lourds enseignements et de ces grandes considérations, ce qui me reste surtout de cette période, ce sont les visages et les regards que j’ai croisés dans ce centre. Ce sont les souvenirs de ces êtres qui, à l’heure où j’écris ces lignes, continuent chaque jour de mener un combat qu’ils n’ont jamais l’impression de gagner.Si cette épreuve m’a fait grandir et progresser, c’est surtout grâce aux rencontres qu’elle m’aura offertes.”

Grand corps malade
Life Change Neutral

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“Patrice a vingt-quatre ans et, la première fois que je l’ai vu, il était dans son fauteuil incliné très en arrière. Il a eu un accident vasculaire cérébral. Physiquement, il est incapable du moindre mouvement, des pieds jusqu’à la racine des cheveux. Comme on le dit souvent d’une manière très laide, il a l’aspect d’un légume : bouche de travers, regard fixe. Tu peux lui parler, le toucher, il reste immobile, sans réaction, comme s’il était complètement coupé du monde. On appelle ça le locked in syndrome.Quand tu le vois comme ça, tu ne peux qu’imaginer que l’ensemble de son cerveau est dans le même état. Pourtant il entend, voit et comprend parfaitement tout ce qui se passe autour de lui. On le sait, car il est capable de communiquer à l’aide du seul muscle qui fonctionne encore chez lui : le muscle de la paupière. Il peut cligner de l’œil. Pour l’aider à s’exprimer, son interlocuteur lui propose oralement des lettres de l’alphabet et, quand la bonne lettre est prononcée, Patrice cligne de l’œil. Lorsque j’étais en réanimation, que j’étais complètement paralysé et que j’avais des tuyaux plein la bouche, je procédais de la même manière avec mes proches pour pouvoir communiquer. Nous n’étions pas très au point et il nous fallait parfois un bon quart d’heure pour dicter trois pauvres mots. Au fil des mois, Patrice et son entourage ont perfectionné la technique. Une fois, il m’est arrivé d’assister à une discussion entre Patrice et sa mère. C’est très impressionnant.La mère demande d’abord : « Consonne ? » Patrice acquiesce d’un clignement de paupière. Elle lui propose différentes consonnes, pas forcément dans l’ordre alphabétique, mais dans l’ordre des consonnes les plus utilisées. Dès qu’elle cite la lettre que veut Patrice, il cligne de l’œil. La mère poursuit avec une voyelle et ainsi de suite. Souvent, au bout de deux ou trois lettres trouvées, elle anticipe le mot pour gagner du temps. Elle se trompe rarement. Cinq ou six mots sont ainsi trouvés chaque minute. C’est avec cette technique que Patrice a écrit un texte, une sorte de longue lettre à tous ceux qui sont amenés à le croiser. J’ai eu la chance de lire ce texte où il raconte ce qui lui est arrivé et comment il se sent. À cette lecture, j’ai pris une énorme gifle. C’est un texte brillant, écrit dans un français subtil, léger malgré la tragédie du sujet, rempli d’humour et d’autodérision par rapport à l’état de son auteur. Il explique qu’il y a de la vie autour de lui, mais qu’il y en a aussi en lui. C’est juste la jonction entre les deux mondes qui est un peu compliquée.Jamais je n’aurais imaginé que ce texte si puissant ait été écrit par ce garçon immobile, au regard entièrement vide. Avec l’expérience acquise ces derniers mois, je pensais être capable de diagnostiquer l’état des uns et des autres seulement en les croisant ; j’ai reçu une belle leçon grâce à Patrice.Une leçon de courage d’abord, étant donné la vitalité des propos que j’ai lus dans sa lettre, et, aussi, une leçon sur mes a priori. Plus jamais dorénavant je ne jugerai une personne handicapée à la vue seule de son physique.C’est jamais inintéressant de prendre une bonne claque sur ses propres idées reçues .”


“Mais à cette heure, où suis-je ? Et comment séparer ce café désert de cette chambre du passé. Je ne sais plus si je vis ou si je me souviens. Les lumières des phares sont là. Et l’Arabe qui se dresse devant moi me dit qu’il va fermer. Il faut sortir. Je ne veux plus descendre cette pente si dangereuse. Il est vrai que je regarde une dernière fois la baie et ses lumières, que ce qui monte alors vers moi n’est pas l’espoir de jours meilleurs, mais une indifférence sereine et primitive à tout et à moi-même. Mais il faut briser cette courbe trop molle et trop facile. Et j’ai besoin de ma lucidité. Oui, tout est simple. Ce sont les hommes qui compliquent les choses. Qu’on ne nous raconte pas d’histoires. Qu’on ne nous dise pas du condamné à mort : « Il va payer sa dette à la société », mais : « On va lui couper le cou. » Ça n’a l’air de rien. Mais ça fait une petite différence. Et puis, il y a des gens qui préfèrent regarder leur destin dans les yeux.”


“Chaque fois que je vais dans un super-market, ce qui du reste m'arrive rarement, je me crois en Russie. C'est la même nourriture imposée d'en haut, pareille où qu'on aille, imposée par des trusts au lieu de l'être par des organismes d’État. Les États-Unis, en un sens, sont aussi totalitaires que l'URSS, et dans l'un comme dans l'autre pays, et comme partout d'ailleurs, le progrès (c'est-à-dire l'accroissement de l'immédiat bien-être humain) ou même le maintien du présent état de choses dépend de structures de plus en plus complexes et de plus en plus fragiles. Comme l'humanisme un peu béat du bourgeois de 1900, le progrès à jet continu est un rêve d'hier. Il faut réapprendre à aimer la condition humaine telle qu'elle est, accepter ses limitations et ses dangers, se remettre de plain-pied avec les choses, renoncer à nos dogmes de partis, de pays, de classes, de religions, tous intransigeants et donc tous mortels. Quand je pétris la pâte, je pense aux gens qui ont fait pousser le blé, je pense aux profiteurs qui en font monter artificiellement le prix, aux technocrates qui en ont ruiné la qualité - non que les techniques récentes soient nécessairement un mal, mais parce qu'elles se sont mises au service de l'avidité qui en est un, et parce que la plupart ne peuvent s'exercer qu'à l'aide de grandes concentrations de forces, toujours pleines de potentiels périls. Je pense aux gens qui n'ont pas de pain, et à ceux qui en ont trop, je pense à la terre et au soleil qui font pousser les plantes. Je me sens à la fois idéaliste et matérialiste. Le prétendu idéaliste ne voit pas le pain, ni le prix du pain, et le matérialiste, par un curieux paradoxe, ignore ce que signifie cette chose immense et divine que nous appelons "la matière". (p. 242)”


“Accordons-lui une plus grande capacité à comprendre et à parler le patois jamaïquain, une tolérance accrue pour la flamme vive du rhum blanc, et davantage de respect pour les difficultés qu'on rencontre lorsqu'on veut comprendre quelqu'un d'une autre culture, d'une autre race, d'une autre géographie, d'une autre économie et d'une autre langue - et cela même alors que je me familiarisais tous les jours davantage avec les subtilités de cette culture, de cette race, de cette géographie, de cette économie et de cette langue. J'ai appris le nom des arbres, des fleurs et des aliments qui m'entouraient ; j'ai appris à jouer aux dominos avec autant de férocité qu'un Jamaïquain, et j'ai même appris à parler assez bien avec des Jamaïquaines pour qu'elles puissent oublier pendant de longs moments l'extraordinaire avantage financier que je représentais pour elles, et qu'il leur arrive brièvement d'arrêter de me raconter uniquement ce qu'elles croyaient que je voulais entendre. Ce qui ne veut pas dire que je comprenais alors ce qu'elles me disaient. (p.47)”


“Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorguiellir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.”


“- Viens t’agenouiller avec moi près de la fenêtre, David, et prions pour que ta maman se sente bien demain, et que rien n’arrive à ton papa ce soir, et que toi et moi… que toi et moi ne souffrions pas trop, ni demain, ni jamais.Cela m’avait l’air d’une prière magnifique, alors j’ai regardé par la fenêtre et j’ai commencé, mais mes yeux sont tombés sur la Bible de néon, en dessous de nous, et je n’ai pas pu continuer. Et puis j’ai vu les étoiles du ciel qui brillaient autant que la belle prière et j’ai recommencé, et la prière est venue sans que j’aie à réfléchir, et je l’ai offerte aux étoiles et au ciel de la nuit.”