“Les deux femmes, vêtues de noir, remirent le corps dans le lit de ma sœur, elles jetèrent dessus des fleurs et de l’eau bénite, puis, lorsque le soleil eut fini de jeter dans l’appartement sa lueur rougeâtre et terne comme le regard d’un cadavre, quand le jour eut disparu de dessus les vitres, elles allumèrent deux petites bougies qui étaient sur la table de nuit, s’agenouillèrent et me dirent de prier comme elles.Je priai, oh ! bien fort, le plus qu’il m’était possible ! mais rien… Lélia ne remuait pas !Je fus longtemps ainsi agenouillé, la tête sur les draps du lit froids et humides, je pleurais, mais bas et sans angoisses ; il me semblait qu’en pensant, en pleurant, en me déchirant l’âme avec des prières et des vœux, j’obtiendrais un souffle, un regard, un geste de ce corps aux formes indécises et dont on ne distinguait rien si ce n’est, à une place, une forme ronde qui devait être La tête, et plus bas une autre qui semblait être les pieds. Je croyais, moi, pauvre naïf enfant, je croyais que la prière pouvait rendre la vie à un cadavre, tant j’avais de foi et de candeur !Oh ! on ne sait ce qu’a d’amer et de sombre une nuit ainsi passée à prier sur un cadavre, à pleurer, à vouloir faire renaître le néant ! On ne sait tout ce qu’il y a de hideux et d’horrible dans une nuit de larmes et de sanglots, à la lueur de deux cierges mortuaires, entouré de deux femmes aux chants monotones, aux larmes vénales, aux grotesques psalmodies ! On ne sait enfin tout ce que cette scène de désespoir et de deuil vous remplit le cœur : enfant, de tristesse et d’amertume ; jeune homme, de scepticisme ; vieillard, de désespoir !Le jour arriva.Mais quand le jour commença à paraître, lorsque les deux cierges mortuaires commençaient à mourir aussi, alors ces deux femmes partirent et me laissèrent seul. Je courus après elles, et me traînant à leurs pieds, m’attachant à leurs vêtements :— Ma sœur ! leur dis-je, eh bien, ma sœur ! oui, Lélia ! où est-elle ?Elles me regardèrent étonnées.— Ma sœur ! vous m’avez dit de prier, j’ai prié pour qu’elle revienne, vous m’avez trompé !— Mais c’était pour son âme !Son âme ? Qu’est-ce que cela signifiait ? On m’avait souvent parlé de Dieu, jamais de l’âme.Dieu, je comprenais cela au moins, car si l’on m’eût demandé ce qu’il était, eh bien, j’aurais pris La linotte de Lélia, et, lui brisant la tête entre mes mains, j’aurais dit : « Et moi aussi, je suis Dieu ! » Mais l’âme ? l’âme ? qu’est-ce cela ?J’eus la hardiesse de le leur demander, mais elles s’en allèrent sans me répondre.Son âme ! eh bien, elles m’ont trompé, ces femmes. Pour moi, ce que je voulais, c’était Lélia, Lélia qui jouait avec moi sur le gazon, dans les bois, qui se couchait sur la mousse, qui cueillait des fleurs et puis qui les jetait au vent ; c’était Lelia, ma belle petite sœur aux grands yeux bleus, Lélia qui m’embrassait le soir après sa poupée, après son mouton chéri, après sa linotte. Pauvre sœur ! c’était toi que je demandais à grands cris, en pleurant, et ces gens barbares et inhumains me répondaient : « Non, tu ne la reverras pas, tu as prié non pour elle, mais tu as prié pour son âme ! quelque chose d’inconnu, de vague comme un mot d’une langue étrangère ; tu as prié pour un souffle, pour un mot, pour le néant, pour son âme enfin ! »Son âme, son âme, je la méprise, son âme, je la regrette, je n’y pense plus. Qu’est-ce que ça me fait à moi, son âme ? savez-vous ce que c’est que son âme ? Mais c’est son corps que je veux ! c’est son regard, sa vie, c’est elle enfin ! et vous ne m’avez rien rendu de tout cela.Ces femmes m’ont trompé, eh bien, je les ai maudites.Cette malédiction est retombée sur moi, philosophe imbécile qui ne sais pas comprendre un mot sans L’épeler, croire à une âme sans la sentir, et craindre un Dieu dont, semblable au Prométhée d’Eschyle, je brave les coups et que je méprise trop pour blasphémer.”

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert - “Les deux femmes, vêtues de noir...” 1

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“Je me trouvais en quelque lieu vague et trouble... Je dis « lieu » par habitude, car maintenant toute conception de distance et de durée était abolie pour moi, et je ne puis déterminer combien de temps je restai en cet état. Je n’entendais rien, ne voyais rien, je pensais seulement et avec force et persistance.Le grand problème qui m’avait tourmenté toute ma vie était résolu : la mort n’existe pas, la vie est infinie. J’en étais convaincu bien avant ; mais jadis je ne pouvais formuler clairement ma conviction : elle se basait sur cette seule considération que, astreinte à des limites, la vie n’est qu’une formidable absurdité. L’homme pense ; il perçoit ce qui l’entoure, il souffre, jouit et disparaît ; son corps se décompose et fournit ses éléments à des corps en formation : cela, chacun le peut constater journellement, mais que devient cette force apte à se connaître soi-même et à connaître le monde qui l’entoure ? Si la matière est immortelle, pourquoi faudrait-il que la conscience se dissipât sans traces, et, si elle disparaît, d’où venait-elle et quel est le but de cette apparition éphémère ? Il y avait là des contradictions que je ne pouvais admettre.Maintenant je sais, par ma propre expérience, que la conscience persiste, que je n’ai pas cessé et probablement ne cesserai jamais de vivre. Voici que derechef m’obsèdent ces terribles questions : si je ne meurs pas, si je reviens toujours sur la terre, quel est le but de ces existences successives, à quelles lois obéissent-elles et quelle fin leur est assignée ? Il est probable que je pourrais discerner cette loi et la comprendre si je me rappelais mes existences passées, toutes, ou du moins quelques-unes ; mais pourquoi l’homme est-il justement privé de ce souvenir ? pourquoi est-il condamné à une ignorance éternelle, si bien que la conception de l’immortalité ne se présente à lui que comme une hypothèse, et si cette loi inconnue exige l’oubli et les ténèbres, pourquoi dans ces ténèbres, d’étranges lumières apparaissent-elles parfois, comme il m’est arrivé quand je suis entré au château de La Roche-Maudin ? De toute ma volonté, je me cramponnais à ce souvenir comme le noyé à une épave ; il me semblait que si je me rappelais clairement et exactement ma vie dans ce château je comprendrais tout le reste. Maintenant qu’aucune sensation du dehors ne me distrayait, je m’abandonnais aux houles du souvenir, inerte et sans pensée pour ne pas gêner leur mouvement, et tout à coup, du fond de mon âme comme des brumes d’un fleuve, commençaient à s’élever de fugaces figures humaines ; des mots au sens effacé résonnaient, et dans tous ces souvenirs étaient des lacunes... Les visages étaient vaporeux, les paroles étaient sans lien, tout était décousu......”

Alexeï Apoukhtine
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“Je me suis figuré qu’une femme devait faire plus de cas de son âme que de son corps, contre l’usage général qui veut qu’elle permette qu’on l’aime avant d’avouer qu’elle aime, et qu’elle abandonne ainsi le trésor de son coeur avant de consentir à la plus légère prise sur celui de sa beauté. J’ai voulu, oui, voulu absolument tenter de renverser cette marche uniforme ; la nouveauté est ma rage. Ma fantaisie et ma paresse, les seuls dieux dont j’aie jamais encensé les autels, m’ont vainement laissé parcourir le monde, poursuivi par ce bizarre dessein ; rien ne s’offrait à moi. Peut-être je m’explique mal. J’ai eu la singulière idée d’être l’époux d’une femme avant d’être son amant. J’ai voulu voir si réellement il existait une âme assez orgueilleuse pour demeurer fermée lorsque les bras sont ouverts, et livrer la bouche à des baisers muets ; vous concevez que je ne craignais que de trouver cette force à la froideur. Dans toutes les contrées qu’aime le soleil, j’ai cherché les traits les plus capables de révéler qu’une âme ardente y était enfermée : j’ai cherché la beauté dans tout son éclat, cet amour qu’un regard fait naître ; j’ai désiré un visage assez beau pour me faire oublier qu’il était moins beau que l’être invisible qui l’anime ; insensible à tout, j’ai résisté à tout,... excepté à une femme, – à vous, Laurette, qui m’apprenez que je me suis un peu mépris dans mes idées orgueilleuses ; à vous, devant qui je ne voulais soulever le masque qui couvre ici-bas les hommes qu’après être devenu votre époux. – Vous me l’avez arraché, je vous supplie de me pardonner, si j’ai pu vous offenser.( Le prince )”

Alfred De Musset
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“Mais à cette heure, où suis-je ? Et comment séparer ce café désert de cette chambre du passé. Je ne sais plus si je vis ou si je me souviens. Les lumières des phares sont là. Et l’Arabe qui se dresse devant moi me dit qu’il va fermer. Il faut sortir. Je ne veux plus descendre cette pente si dangereuse. Il est vrai que je regarde une dernière fois la baie et ses lumières, que ce qui monte alors vers moi n’est pas l’espoir de jours meilleurs, mais une indifférence sereine et primitive à tout et à moi-même. Mais il faut briser cette courbe trop molle et trop facile. Et j’ai besoin de ma lucidité. Oui, tout est simple. Ce sont les hommes qui compliquent les choses. Qu’on ne nous raconte pas d’histoires. Qu’on ne nous dise pas du condamné à mort : « Il va payer sa dette à la société », mais : « On va lui couper le cou. » Ça n’a l’air de rien. Mais ça fait une petite différence. Et puis, il y a des gens qui préfèrent regarder leur destin dans les yeux.”

Albert Camus
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“Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorguiellir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.”

Rainer Maria Rilke
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“Moi qui ai eu la chance, malgré quelques grosses séquelles, de me relever et de retrouver une autonomie totale, je pense souvent à cette incroyable période de ma vie et surtout à tous mes compagnons d’infortune. À part Samia, peut-être, je sais pertinemment que les autres sont toujours dans leurfauteuil, qu’ils sont contraints à une assistance permanente, qu’ils ont toujours droit aux sondages urinaires, aux transferts, aux fauteuils-douches, aux séances de verticalisation… Ils sont pour toujours confrontés à ces mots qui ont été mon quotidien, cette année-làJ’ai fait trois autres centres de rééducation par la suite, mais jamais je n’ai autant ressenti la violence de cette immersion dans le monde du handicap que lors de ces quelques mois. Jamais je n’ai retrouvé autant de malheur et autant d’envie de vivre réunis en un même lieu, jamais je n’ai croisé autant de souffrance et d’énergie, autant d’horreur et d’humour. Et jamais plus je n’ai ressenti autant d’intensité dans le rapport des êtres humains à l’incertitude de leur avenir .. Je ne connaissais rien de ce monde-là avant mon accident. Je me demande même si j’y avais déjà vraiment pensé. Bien sûr, cette expérience aussi difficile pour moi que pour mon entourage proche m’a beaucoup appris sur moi-même, sur la fragilité de l’existence (et celle des vertèbres cervicales). Personne d’autre ne sait mieux que moi aujourd’hui qu’une catastrophe n’arrive pas qu’aux autres, que la vie distribue ses drames sans regarder qui les mérite le plus .Mais, au-delà de ces lourds enseignements et de ces grandes considérations, ce qui me reste surtout de cette période, ce sont les visages et les regards que j’ai croisés dans ce centre. Ce sont les souvenirs de ces êtres qui, à l’heure où j’écris ces lignes, continuent chaque jour de mener un combat qu’ils n’ont jamais l’impression de gagner.Si cette épreuve m’a fait grandir et progresser, c’est surtout grâce aux rencontres qu’elle m’aura offertes.”

Grand corps malade
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