“C'est dans ma neuvième année que j'ai appris le hollandais. A cette époque-là, j'avais un papa, un chic type dans mon genre, qui voulait que ses enfants réussissent dans la vie. Lui n'avait pas beaucoup travaillé à l'école ; ce qui ne l'empêchait pas, tous les étés, de nous acheter à ma sœur Christine et à moi des "cahiers de vacances". Le lundi soir, elle avait déjà fait son cahier jusqu'au jeudi. Moi, je n'ai jamais pu terminer le mien.”
“Moi qui prêchais la non-violence, moi qui n'avais jamais donné la moindre taloche à mes enfants, moi qui n'avais jamais répondu à l'injustice ou à l'autorité arbitraire que par du silence ou des pleurs! Moi, j'étais pétrie de violence, j'étais la violence même, la violence incarnée! ...Une fois de plus j'étais émerveillée par la belle et compliquée organisation de l'esprit des êtres humains. La rencontre avec ma violence est intervenue quand il le fallait. Je ne l'aurais pas supportée avant, je n'aurais pas été capable de l'assumer. ...Au cours de mon adolescence ma violence avait resurgi quelques fois. Mais je ne savais pas que c'était elle, je me croyais en proie à une crise de nerfs que je sentais monter dans ma gorge. Je m'enfermais alors dans un endroit, et, seule, honteusement, je déchirais mes vêtements ou je cassais un objet.”
“La différence, évidemment, était qu'ils avaient appris plusieurs siècles auparavant quelque chose que moi, descendant d'un peuple incomparablement plus favorisé, je n'avais jamais été obligé d'acquérir. Ils avaient appris à survivre. La survie était pour moi un fait qui m'était accordé d'avance, et il était donc plus que vraisemblable que dans des circonstances analogues je serais incapable de survivre. Je deviendrais le vieux bougon, l'homme amer qui marche les yeux rivés au sol, le pessimiste qui prophétise partout le désastre et l'échec qu'il appelle de ses voeux ; je serais le suicidaire qui veut entraîner les autres dans sa chute. Il n'y avait pas de place, dans ma culture, pour le genre d'optimisme qui les protégeait dans leur monde, et il ne semblait pas y avoir de place, dans leur culture, pour le genre de rigueur, de complétude et de recherche de symétrie dont je pensais qu'elles me préservaient au sein du mien. (p.223)”
“Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorguiellir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.”
“Pour la première fois de ma vie, mon passé me surprend. J'ai envie de parler en silence. De me parler. J'ai envie que ce jeune type qui ne sait pas ce qui l'attend mais qui porte son sourire comme un laissez-passer s'avance vers moi. J'aimerais le voir arriver vers moi avec mes vingt ans de moins, s'asseoir à mes côtés, me sourire timidement, mettre ses mains dans ses poches et garder le silence. J'aimerais que ce jeune type avec mes vingt de moins ne me juge pas. J'aimerais qu'il me pardonne de l'avoir trahi.”
“J'ai appris des autochtones américains que nous prouvons seulement notre appartenance à l'endroit où nous vivons sur terre en utilisant notre maison avec soin, sans la détruire. J'ai appris qu'on ne peut pas se sentir chez soi dans son corps, qui est la maison la plus authentique de chacun, quand on souhaite être ailleurs, et qu'il faut trouver par soi-même le lieu où l'on est déjà dans le monde naturel environnant. J'ai appris que dans mon travail de poète et de romancier il n'existe pas pour moi de chemin tracé à l'avance, et que j'écris le mieux en puisant dans mon expérience d'adolescent imitant les autochtones et partant vers une contrée où il n'y a pas de chemin. J'ai appris que je ne peux pas croire vraiment à une religion en niant la science pure ou les conclusions de mes propres observations du monde naturel. J'ai appris que regarder un pluvier des hautes terres ou une grue des ables est plus intéresant que de lire la meilleure critique à laquelle j'ai jamais eu droit. J'ai appris que je peux seulement conserver mon sens du caractère sacré de l'existence en reconnaissant mes propres limites et en renonçant à toute vanité. J'ai appris qu'on ne peut pas comprendre une autre culture tant qu'on tient à défendre la sienne coûte que coûte. Comme disaient les Sioux, "courage, seule la Terre est éternelle". Peu parmi les cent millions d'autres espèces sont douées de parole, si bien que nous devons parler et agir pour les défendre. Que nous ayons trahi nos autochtones devrait nous pousser de l'avant, tant pour eux que pour la terre que nous partageons. Si nous ne parvenons pas à comprendre que la réalité de la vie est un agrégat des perceptions et de la nature de toutes les espèces, nous sommes condamnés, ainsi que la terre que déjà nous assassinons.”