“Le plaisir sexuel n'était pas seulement supérieur, en raffinement et en violence, à tous les autres plaisirs que pouvait comporter la vie; il n'était pas seulement l'unique plaisir qui ne s'accompagne d'aucun dommage pour l'organisme, mais qui contribue au contraire à le maintenir à son plus haut niveau de vitalité et de force; il était l'unique plaisir, l'unique objectif en vérité de l'existence humaine, et tous les autres - qu'ils soient associés aux nourritures riches, au tabac, aux alcools ou à la drogue - n'étaient que des compensations dérisoires et désespérées, des mini-suicides qui n'avaient pas le courage de dire leur nom, des tentatives pour détruire plus rapidement un corps qui n'avait plus accès au plaisir unique.”
“Ce n'est pas la lassitude qui met fin à l'amour, ou plutôt cette lassitude naît de l'impatience des corps qui se savent condamnés et qui voudraient vivre, dans le laps de temps qui leur est imparti, ne laisser passer aucune chance, ne laisser échapper aucune possibilité, qui voudraient utiliser au maximum ce temps de vie limité, déclinant, médiocre qui est le leur, et qui partant ne peuvent aimer qui que ce soit car tous les autres leurs paraissent limités, déclinants, médiocres.”
“Des êtres humains qui travaillaienttoute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour; qui donnaient littéralementleur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour; qui n'avaient cependant nullement l'impressionde se sacrifier; qui n'envisageaient en réalité d'autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dansun esprit de dévouement et d'amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes.”
“À l'âge de quinze ans Annabelle faisait partie de ces très rares jeunes filles sur lesquelles tous les hommes s'arrêtent, sans distinction d'âge ni d'état; de ces jeunes filles dont le simple passage, le long de la rue commerçante d'une ville d'importance moyenne, accélère le rythme cardiaque des jeunes gens et des hommes d'âge mûr, fait pousser des grognements de regret aux vieillards. Elle prit rapidement conscience de ce silence qui accompagnait chacune de ses apparitions, dans un café ou dans une salle de cours, mais il lui fallut des années pour en comprendre pleinement la raison. Au CEG de Crécy-en-Brie, il était communément admis qu'elle «était avec» Michel; mais même sans cela, à vrai dire, aucun garçon n'aurait osé tenter quoi que ce soit avec elle. Tel est l'un des principaux inconvénients de l'extrême beauté chez les jeunes filles: seuls les dragueurs expérimentés, cyniques et sans scrupule se sentent à la hauteur; ce sont donc en général les êtres les plus vils qui obtiennent le trésor de leur virginité, et ceci constitue pour elles le premier stade d'une irrémédiable déchéance.”
“Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils électroménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (mais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que sontravail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. À moins qu'ils ne préfèrent voyager, découvrir les modes de vie et les cultures d'autres régions, d'autres pays.”
“Il y a ceux qui n'ont jamais lu et qui s'en font une honte, ceux qui n'ont plus le temps de lire et qui en cultivent le regret, il y a ceux qui ne lisent pas de romans, mais des livres *utiles*, mais des essais, mais des ouvrages techniques, mais des biographies, mais des livres d'histoire, il y a ceux qui lisent tout et n'importe quoi, ceux qui "dévorent" et dont les yeux brillent, il y a ceux qui ne lisent que les classiques, monsieur, "car il n'est meilleur critique que le tamis du temps", ceux qui passent leur maturité à "relire", et ceux qui ont lu le dernier untel et le dernier tel autre, car il faut bien, monsieur, se tenir au courant...Mais tous, tous, au nom de la nécessité de lire.Le dogme. (p. 78-79)”
“Qui n'a pas un jour, au nom d'une légitime aversion pour le gaspillage, contraint son enfant à terminer son assiette quand le malheureux se sentait déjà au bord de l'indigestion ? Ce faisant, nous ne comprenons pas que le gaspillage s'est déjà irrémédiablement produit quand nous avons préparé un dîner trop copieux par rapport à ce qui était nécessaire pour procurer la satisfaction recherchée. Nous perdons de vue qu'il s'agit de nourrir correctement notre enfant et non de le gaver.Nous ajoutons à l'erreur initiale d'évaluation une erreur de diététique et d'éducation qui finira par accoutumer l'organisme de notre chérubin à des quantités excessives de nourriture, réduira ainsi son espérance de vie, perturbera éventuellement son entendement en lui inculquant la conviction que les gens se réunissent autour d'une table pour s'infliger des violences ou, au contraire, ce qui n'est guère préférable, qu'aimer les autres consiste plus à les remplir qu'à les écouter.”