“«Sophie, s'exclama à nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a écrit de Shakespeare? "Ce que cet homme a dû souffrir pour éprouver un tel besoin de faire le pitre!..." Shakespeare m'a toujours paru un auteur surfait; mais c'est, en effet, un pitre considérable.» II s'interrompit, prit conscience avec surprise qu'il commençait réellement à souffrir. Les femmes, parfois, étaient tellement gentilles; elles répondaient à l'agressivité par la compréhension, au cynisme par la douceur. Quel homme se serait comporté ainsi?”
“les hommes doivent être dressés en vue des besoins de notre temps, afin qu'ils soient en mesure de mettre la main à la pâte ; qu'ils doivent travailler à la grande usine des "utilités" communes avant d'être mûrs, et même afin qu'ils ne deviennent jamais mûrs, — car ce serait là un luxe qui soustrairait au "marché du travail" une quantité de force. On aveugle certains oiseaux pour qu'ils chantent mieux : je ne crois pas que les hommes d'aujourd'hui chantent mieux que leurs grands-parents, mais ce que je sais, c'est qu'on les aveugle tout jeunes. Et le moyen, le moyen scélérat qu'on emploie pour les aveugler, c'est une lumière trop intense, trop soudaine et trop variable. Le jeune homme est promené, à grands coups de fouet, à travers les siècles : des adolescents qui n'entendent rien à la guerre, aux négociations diplomatiques, à la politique commerciale, sont jugés dignes d'être initiés à l'Histoire politique.Deuxième Considération intempestive, ch. 7”
“Il paraît qu'à soixante-dix ans, c'est le meilleur souvenir qu'il vous reste. Le sexe. C'est ma grand-mère qui m'a dit ça. Elle m'a dit, tu sais quand on a mon âge, les plus beaux souvenirs qu'il vous reste ce sont les nuits d'amour. C'est ses mots à elle, mais je sais bien ce que ça veut dire. Ça veut dire qu'il n'y a rien de tel, après avoir bien pris son pied, que de se coller contre un homme en lui tenant la bite encore toute chaude comme un petit écureuil endormi. Tricote-toi des souvenirs, elle me dit, ma grand-mère, alors moi, je fais comme elle me dit et je me tricote des souvenirs pour me faire des pulls et des pulls pour quand je serai vieille et que j'aurai toujours froid. Parce que les vieux, ils ont toujours froid. Ils ont froid de ne plus pouvoir vivre les choses. C'est ça, qui donne froid, c'est de plus pouvoir s'assouvir, de plus pouvoir se donner à fond à ce qu'on a envie de vivre.”
“La liberté, à titre personnel, j'étais plutôt contre; il est amusant de constater que ce sont toujours les adversaires de la liberté qui se trouvent, à un moment ou à un autre, en avoir le plus besoin.”
“Il est possible qu'à des époques antérieures, où les ours étaient nombreux, la virilité ait pu jouer un rôle spécifique et irremplaçable; mais depuis quelques siècles, les hommes ne servaient visiblement à peu près plus à rien. Ils trompaient parfois leur ennui en faisant des parties de tennis, ce qui étaient un moindre mal; mais parfois aussi ils estimaient utile de faire avancer l'histoire, c'est-à-dire essentiellement de provoquer des révolutions et des guerres. Outre les souffrances absurdes qu'elles provoquaient, les révolutions et les guerres détruisaient le meilleurs du passé, obligeant à chaque fois à faire table rase pour rebâtir. Non inscrite dans le cours régulier d'une ascension progressive, l'évolution humaine acquérait ainsi un tour chaotique, déstructuré, irrégulier et violent. Tout cela les hommes (avec leur goût du risque et du jeu, leur vanité grotesque, leur irresponsabilité, leur violence foncière) en étaient directement et exclusivement responsables. Un monde composé de femmes serait à tous points de vue infiniment supérieur; il évoluerait plus lentement, mais avec régularité, sans retours en arriêre et sans remises en cause néfastes, vers un état de bonheur commun.”
“Ce sont eux [les hommes] qui ont toujours tenu le sort de la femme entre leurs mains; et ils n'en ont pas décidé en fonction de son intérêt; c'est à leurs propres projets, à leurs craintes, à leurs besoins qu'il-ont eu régard.”