“Accordons-lui une plus grande capacité à comprendre et à parler le patois jamaïquain, une tolérance accrue pour la flamme vive du rhum blanc, et davantage de respect pour les difficultés qu'on rencontre lorsqu'on veut comprendre quelqu'un d'une autre culture, d'une autre race, d'une autre géographie, d'une autre économie et d'une autre langue - et cela même alors que je me familiarisais tous les jours davantage avec les subtilités de cette culture, de cette race, de cette géographie, de cette économie et de cette langue. J'ai appris le nom des arbres, des fleurs et des aliments qui m'entouraient ; j'ai appris à jouer aux dominos avec autant de férocité qu'un Jamaïquain, et j'ai même appris à parler assez bien avec des Jamaïquaines pour qu'elles puissent oublier pendant de longs moments l'extraordinaire avantage financier que je représentais pour elles, et qu'il leur arrive brièvement d'arrêter de me raconter uniquement ce qu'elles croyaient que je voulais entendre. Ce qui ne veut pas dire que je comprenais alors ce qu'elles me disaient. (p.47)”
“La différence, évidemment, était qu'ils avaient appris plusieurs siècles auparavant quelque chose que moi, descendant d'un peuple incomparablement plus favorisé, je n'avais jamais été obligé d'acquérir. Ils avaient appris à survivre. La survie était pour moi un fait qui m'était accordé d'avance, et il était donc plus que vraisemblable que dans des circonstances analogues je serais incapable de survivre. Je deviendrais le vieux bougon, l'homme amer qui marche les yeux rivés au sol, le pessimiste qui prophétise partout le désastre et l'échec qu'il appelle de ses voeux ; je serais le suicidaire qui veut entraîner les autres dans sa chute. Il n'y avait pas de place, dans ma culture, pour le genre d'optimisme qui les protégeait dans leur monde, et il ne semblait pas y avoir de place, dans leur culture, pour le genre de rigueur, de complétude et de recherche de symétrie dont je pensais qu'elles me préservaient au sein du mien. (p.223)”
“Sur cette côte normande, à une heure aussi matinale, je n'avais besoin de personne. La présence des mouettes me dérangeai: je les fis fuir à coups de pierres. Et leurs cris d'une stridence surnaturelle, je compris que c'était justement cela qu'il me fallait, que le sinistre seul pouvait m'apaiser, et que c'est pour le rencontrer que je m'étais levé avant le jour.”
“Moi qui ai eu la chance, malgré quelques grosses séquelles, de me relever et de retrouver une autonomie totale, je pense souvent à cette incroyable période de ma vie et surtout à tous mes compagnons d’infortune. À part Samia, peut-être, je sais pertinemment que les autres sont toujours dans leurfauteuil, qu’ils sont contraints à une assistance permanente, qu’ils ont toujours droit aux sondages urinaires, aux transferts, aux fauteuils-douches, aux séances de verticalisation… Ils sont pour toujours confrontés à ces mots qui ont été mon quotidien, cette année-làJ’ai fait trois autres centres de rééducation par la suite, mais jamais je n’ai autant ressenti la violence de cette immersion dans le monde du handicap que lors de ces quelques mois. Jamais je n’ai retrouvé autant de malheur et autant d’envie de vivre réunis en un même lieu, jamais je n’ai croisé autant de souffrance et d’énergie, autant d’horreur et d’humour. Et jamais plus je n’ai ressenti autant d’intensité dans le rapport des êtres humains à l’incertitude de leur avenir .. Je ne connaissais rien de ce monde-là avant mon accident. Je me demande même si j’y avais déjà vraiment pensé. Bien sûr, cette expérience aussi difficile pour moi que pour mon entourage proche m’a beaucoup appris sur moi-même, sur la fragilité de l’existence (et celle des vertèbres cervicales). Personne d’autre ne sait mieux que moi aujourd’hui qu’une catastrophe n’arrive pas qu’aux autres, que la vie distribue ses drames sans regarder qui les mérite le plus .Mais, au-delà de ces lourds enseignements et de ces grandes considérations, ce qui me reste surtout de cette période, ce sont les visages et les regards que j’ai croisés dans ce centre. Ce sont les souvenirs de ces êtres qui, à l’heure où j’écris ces lignes, continuent chaque jour de mener un combat qu’ils n’ont jamais l’impression de gagner.Si cette épreuve m’a fait grandir et progresser, c’est surtout grâce aux rencontres qu’elle m’aura offertes.”
“J'ai appris des autochtones américains que nous prouvons seulement notre appartenance à l'endroit où nous vivons sur terre en utilisant notre maison avec soin, sans la détruire. J'ai appris qu'on ne peut pas se sentir chez soi dans son corps, qui est la maison la plus authentique de chacun, quand on souhaite être ailleurs, et qu'il faut trouver par soi-même le lieu où l'on est déjà dans le monde naturel environnant. J'ai appris que dans mon travail de poète et de romancier il n'existe pas pour moi de chemin tracé à l'avance, et que j'écris le mieux en puisant dans mon expérience d'adolescent imitant les autochtones et partant vers une contrée où il n'y a pas de chemin. J'ai appris que je ne peux pas croire vraiment à une religion en niant la science pure ou les conclusions de mes propres observations du monde naturel. J'ai appris que regarder un pluvier des hautes terres ou une grue des ables est plus intéresant que de lire la meilleure critique à laquelle j'ai jamais eu droit. J'ai appris que je peux seulement conserver mon sens du caractère sacré de l'existence en reconnaissant mes propres limites et en renonçant à toute vanité. J'ai appris qu'on ne peut pas comprendre une autre culture tant qu'on tient à défendre la sienne coûte que coûte. Comme disaient les Sioux, "courage, seule la Terre est éternelle". Peu parmi les cent millions d'autres espèces sont douées de parole, si bien que nous devons parler et agir pour les défendre. Que nous ayons trahi nos autochtones devrait nous pousser de l'avant, tant pour eux que pour la terre que nous partageons. Si nous ne parvenons pas à comprendre que la réalité de la vie est un agrégat des perceptions et de la nature de toutes les espèces, nous sommes condamnés, ainsi que la terre que déjà nous assassinons.”
“Les tentatives faites pour connaître la richesse et l'originalité des cultures humaines, et pour les réduire à l'état de répliques inégalement arriérées de la civilisation occidentale, se heurtent à une autre difficulté, qui est beaucoup plus profonde : en gros (et exception faite de l'Amérique, sur laquelle nous allons revenir), toutes les sociétés humaines ont derrière elles un passé qui est approximativement du même ordre de grandeur. Pour traiter certaines sociétés comme des "étapes" du développement de certaines autres, il faudrait admettre qu'alors que, pour ces dernières, il se passait quelque chose, pour celles-là il ne se passait rien - ou fort peu de choses. Et en effet, on parle volontiers des "peuples sans histoire" (pour dire parfois que ce sont les plus heureux). Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera inconnue, mais non qu'elle n'existe pas. Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. (p. 24-25)”
“Bien que Terron fût un homme qu'apparemment je ne pouvais appeler autrement qu'un fanatique religieux ; bien qu'il menât sa vie d'une manière qui m'était encore plus étrangère que celle de M. Mann ; et bien que souvent je fusse arrivé à conclure, presque contre ma volonté, qu'il n'était qu'un arnaqueur rusé de campagne en train d'exploiter mon curieux mélange de culpabilité (le raciste américain en moi) et d'amour pour l'ésotérique (l'intellectuel branché en moi), il semblait malgré tout capable de me prévoir, de connaître bien plus précisément que le vieil homme mes besoins, mes questions et mes inquiétudes. De fait, c'était cette capacité d'anticiper sur moi et le bien-être qu'elle me procurait qui me ramenaient sans cesse à croire qu'il était en train de me rouler. En tant que vieux puritain, je me devais de me méfier de tout ce qui m'apportait du bien-être. (p. 201)”