“Tant que l'homme tolère d'avoir l'âme emplie de ses propres pensées, de ses pensées personnelles, il est entièrement soumis jusqu'au plus intime de ses pensées à la contrainte des besoins et au jeu mécanique de la force. S'il croit qu'il en est autrement, il est dans l'erreur. Mais tout change quand, par la vertu d'une véritable attention, il vide son âme pour y laisser pénétrer les pensées de la sagesse éternelle.”
“Le silence est un effet de la prudence par laquelle on refuse de se laisser juger ou de s’engager. Il est aussi un effet de l’ascétisme par lequel on réfrène la spontanéité de ses mouvements naturels, on renonce à compter dans l’esprit d’autrui, à obtenir son estime ou à exercer une action sur lui.Cependant, il y a encore dans le silence une sorte d’hommage rendu à la gravité de la vie ; car les paroles ne forment qu’un monde intermédiaire entre ces sentiments intérieurs qui n’ont de sens que pour nous, mais qu’elles trahissent toujours, et les actes qui changent la face du monde et dont souvent elles tiennent la place. L’homme le plus frivole se contente de parler, sans que ses paroles mettent en jeu ni sa pensée, ni sa conduite. Le plus sérieux est celui qui parle le moins : il ne sait que méditer ou agir.Les paroles ne valent que si elles sont médiatrices entre la virtualité de la pensée et la réalité de l’action. Et l’on peut dire qu’elles rendent la pensée réelle, bien qu’elles ne soient encore qu’une action virtuelle.”
“Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.”
“Il ne fait aucun doute pour moi que la sagesse est le but principal de la vie et c'est pourquoi je reviens toujours aux stoïciens. Ils ont atteint la sagesse, on ne peut donc plus les appeler des philosophes au sens propre du terme. De mon point de vue, la sagesse est le terme naturel de la philosophie, sa fin dans les deux sens du mot. Une philosophie finit en sagesse et par là même disparaît.”
“[...] la foi, l'acte de croire à des mythes, des idéologies ou des légendes surnaturels, est la conséquence de la biologie. [...] Il est dans notre nature de survivre. La foi est une réponse instinctive à des aspects de l'existence que nous ne pouvons expliquer autrement, que ce soit le vide moral que nous percevons dans l'univers, la certitude de la mort, le mystère des origines, le sens de notre propre vie ou son absence de sens. Ce sont des aspects élémentaires et d'une extraordinaire simplicité, mais nos propres limitations nous empêchent de donner des réponses sans équivoque à ces questions et, pour cette raison, nous générons pour nous défendre une réponse émotionnelle. C'est de la pure et simple biologie. [...] Toute interprétation ou observation de la réalité l'est par nécessité. En l’occurrence, le problème réside dans le fait que l'homme est un animal moral abandonné dans un monde amoral, condamné à une existence finie et sans autre signification que de perpétuer le cycle naturel de l'espèce. Il est impossible de survivre dans un état prolongé de réalité, au moins pour un être humain.”
“La méditation âpre et profondément sérieuse sur la non-valeur de tout ce qui est arrivé, sur l'urgence qu'il y a à mettre le monde en jugement, a fait place à la conviction sceptique qu'il est, en tout cas, bon de connaître le passé, puisqu'il est trop tard pour faire quelque chose de meilleur. Ainsi le sens historique rend ses serviteurs passifs et respectueux. C'est seulement quand, par suite d'un oubli momentané, ce sens est suspendu, que l'homme malade de la fièvre historique devient actif. Mais, dès que l'action est passée, il se met à disséquer, pour l'empêcher, par l'examen analytique auquel il la soumet, de prolonger son influence. Ainsi dépouillée, son action est alors du domaine de l' "Histoire".Deuxième Considération intempestive, ch. 8”