“Dans ta tête, tu avais donné un nom au maître. Tu n’osais l’employer en sa présence, bien entendu. Tu l’appelais «Mygale», en souvenir de tes terreurs passées. Mygale, un nom à consonance féminine, un nom d’animal répugnant qui ne cadrait pas à son sexe ni au raffinement extrême qu’il savait montrer dans le choix de tes cadeaux…Mais Mygale car il était telle l’araignée, lente et secrète, cruelle et féroce, avide et insaisissable dans ses desseins, caché quelque part dans cette demeure où il te séquestrait depuis des mois, une toile de luxe, un piège doré dont il était le geôlier et toi le détenu.”
“Tu as compté les heures, observant avec ravissement la course des aiguilles. Le temps était fictif : était-il dix heures ou vingt-deux heures, mardi ou dimanche ? Cela n’avait pas d’importance ; de nouveau tu pouvais régulariser ta vie, à midi j’ai faim, à minuit sommeil. Un rythme, quelque chose à quoi se raccrocher.”
“« Écoute, Egor Pétrovitch, lui dit-il. Qu’est ce que tu fais de toi ? Tu te perds seulement avec ton désespoir. Tu n’as ni patience ni courage. Maintenant, dans un accès de tristesse, tu dis quetu n’as pas de talent. Ce n’est pas vrai. Tu as du talent ; je t’assure que tu en as. Je le vois rien qu’à la façon dont tu sens et comprends l’art. Je te le prouverai par toute ta vie. Tu m’as raconté ta vie d’autrefois. À cette époque aussi le désespoirte visitait sans que tu t’en rendisses compte. À cette époque aussi, ton premier maître, cet homme étrange, dont tu m’as tant parlé, a éveillé en toi, pour la première fois, l’amour de l’art et a deviné ton talent. Tu l’as senti alors aussi fortement que maintenant. Mais tu ne savais pas ce qui se passait en toi. Tu ne pouvais pas vivre dans la maison du propriétaire, et tu ne savais toi-même ce que tu désirais. Ton maître est mort trop tôt. Il t’a laissé seulement avec des aspirations vagues et, surtout, il ne t’a pas expliqué toimême. Tu sentais le besoin d’une autre route plus large, tu pressentais que d’autres buts t’étaient destinés, mais tu ne comprenais pas comment tout cela se ferait et, dans ton angoisse, tu as haï tout ce qui t’entourait alors. Tes six années de misère ne sont pas perdues. Tu as travaillé, pensé, tu as reconnu et toi-même et tes forces ; tu comprends maintenant l’art et ta destination. Mon ami, il faut avoir de la patience et du courage. Un sort plus envié que le mien t’est réservé. Tu es cent fois plus artiste que moi, mais que Dieu te donne même la dixième partie de ma patience. Travaille, ne bois pas, comme te le disait ton bonpropriétaire, et, principalement, commence par l’a, b, c. « Qu’est-ce qui te tourmente ? La pauvreté, la misère ? Mais la pauvreté et la misère forment l’artiste. Elles sont inséparables des débuts. Maintenant personne n’a encore besoin de toi ; personne ne veut te connaître. Ainsi va le monde. Attends, ce sera autre chose quand on saura que tu as du talent. L’envie, la malignité, et surtout la bêtise t’opprimeront plus fortement que la misère. Le talent a besoin de sympathie ; il faut qu’on le comprenne. Et toi, tu verras quelles gens t’entoureront quand tu approcheras du but. Ils tâcheront de regarder avec mépris ce qui s’est élaboré en toi au prix d’un pénible travail, des privations, des nuits sans sommeil. Tes futurs camarades ne t’encourageront pas, ne te consoleront pas. Ils ne t’indiqueront pas ce qui en toi est bon et vrai. Avec une joie maligne ils relèveront chacune de tes fautes. Ils te montreront précisément ce qu’il y a de mauvais en toi, ce en quoi tu te trompes, et d’un air calme et méprisant ils fêteront joyeusement chacune de tes erreurs. Toi, tu esorgueilleux et souvent à tort. Il t’arrivera d’offenser une nullité qui a de l’amour-propre, et alors malheur à toi : tu seras seul et ils seront plusieurs. Ils te tueront à coups d’épingles. Moi même, je commence à éprouver tout cela. Prends donc des forces dès maintenant. Tu n’es pas encore si pauvre. Tu peux encore vivre ; ne néglige pas les besognes grossières, fends du bois, comme je l’ai fait un soir chez de pauvres gens. Mais tu es impatient ; l’impatience est ta maladie. Tu n’as pas assez de simplicité ; tu ruses trop, tu réfléchis trop, tu fais trop travailler ta tête. Tu es audacieux en paroles et lâche quand il faut prendra l’archet en main. Tu as beaucoup d’amour-propre et peu de hardiesse. Sois plus hardi, attends, apprends, et si tu ne comptes pas sur tes forces, alors va au hasard ; tu as de la chaleur, du sentiment, peut-être arriveras-tu au but. Sinon, va quand même au hasard. En tout cas tu ne perdras rien, si le gain est trop grand. Vois-tu, aussi, le hasard pour nous est une grande chose. »”
“Tu n’étais plus qu’un insecte prisonnier d’une araignée repue, qui te gardait en réserve pour un repas à venir. Elle t’avait capturé pour te savourer en toute quiétude, quand l’envie lui viendrait de goûter ton sang. Tu imaginais ses pattes velues, ses gros yeux globuleux, implacables, son ventre mou, gorgé de viande, vibrant, gélatineux, et ses crocs venimeux, sa bouche noire qui allait te sucer la vie.”
“Corto à lui même: Ce serait bon de vivre dans une fable.Bouche Dorée à Corto: Oh oui!… Mais toi tu vis continuellement une fable et tu ne t'en aperçois plus. Lorsqu'un adulte entre dans le monde des fables, il ne peut plus en sortir. Le savais-tu?”
“As-tu déjà été amoureux? C'est horrible non? Ca rend si vulnérable. Ca t'ouvre la poitrine et le coeur en grand et du coup, n'importe qui peut venir te bousiller de l'intérieur. On se forge des défenses, on se fabrique une belle armure pour que rien ne puisse jamais nous atteindre, et voilà qu'un imbécile, pas bien différent des autres s'immisce dans notre imbécile de vie... On lui offre un morceau de soi alors que l'autre n'a rien demandé. Il a juste fait un truc débile un jour, genre t'embrasser ou te sourire, mais, depuis, ta vie ne t'appartient plus. L'amour te prend en otage. Il s'insinue en toi. Il te dévore de l'intérieur et te laisse tout seul à chialer dans le noir, au point qu'un simple phrase comme "je crois qu'on devrait rester amis" te fait l'effet d'un éclat de verre qu'on t'aurait planté dans le coeur. Ca fait mal. Pas juste dans ton imagination. Pas juste dans ta tête. C'est une douleur à fendre l'âme, qui s'incruste en toi et te déchire du dedans. Je hais l'amour.”
“Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant.”