“Naphta commença à parler de pieux excès de la charité qu'avait connus le moyen âge, de cas étonnants de fanatisme et d'exaltation dans les soins donnés aux malades : des filles de rois avaient baisé les plaies puantes de lépreux, s'étaient volontairement exposées à la contagion de la lêpre, avaient appelé leurs roses les ulcères qui se formaient sur leur corps, avaient bu l'eau où s'étaient lavés des malades purulents et avaient déclaré ensuite que rien ne leur avait jamais semblé meilleur.(ch. VI, operationes spirituales)”
“Il y avait autour de la table cette hilarité bruyante et cette liberté individuelle qui accompagnent, chez les gens de condition inférieure, la fin des repas. Ceux qui étaient mécontents de leur place s'étaient levés de table et avaient été chercher d'autres voisins. Tout le monde commençait à parler à la fois, et personne ne s'occupait de répondre à ce que son interlocuteur lui disait, mais seulement à ses propres pensées.”
“autrefois, il y avait des galeries aux maisons. Et quelque-fois, les gens restaient assis, tard dans la nuit, bavardant s'ils en avaient envie, se balançant dans leurs fauteuils, silencieux s'ils n'éprouvaient pas le besoin de parler. parfois, ils restaient là, tranquillement, à réfléchir à ruminer. Mon oncle dit que les architectes ont supprimé les galeries pour des raisons d'esthétique. Mais mon oncle dit que c'est un prétexte, rien de plus; la véritable raison, cachée en dessous, c'est qu'on ne voulait pas voir des gens passer des heures assis à ne rien faire, à se balancer, à discuter; c'était une forme détestable de vie en commun. Les gens parlaient trop. Et ils avaient le temps de penser. Alors on a détruit les galeries. Et les jardins, aussi. Il ne reste presque plus de jardins...Et voyez les mobiliers. Plus de rocking-chairs. Ils sont trop confortables. Il faut obliger les gens à courir, à prendre de l'exercise.”
“Deux matelots s'étaient noyés, leurs corps n'avaient jamais été retrouvés et ils étaient allés rejoindre la foule des marins qui errent au fond de la mer, se plaignant entre eux de la lenteur du temps, attendant l'appel suprême que quelqu'un leur avait promis en des temps immémoriaux, attendant que Dieu les hisse vers la surface et les attrape dans son épuisette d'étoiles, qu'il les sèche de son souffle tiède et les laisse entrer à pied sec au royaume des cieux, là, il n'y a jamais de poisson aux repas, disent les noyés qui, toujours aussi optimistes, s'occupent en regardant la quille des bateaux, s'étonnent du nouveau matériel de pêche, maudissent les saloperies que l'homme laisse dans son sillage, mais parfois aussi, pleurent à cause de la vie qui leur manque, pleurent comme pleurent les noyés et voilà pourquoi la mer est salée. (p.199)”
“Nous savions que les filles étaient nos jumelles, que nous existions tous dans l'espace comme des animaux qui avaient la même peau, et qu'elles savaient tout de nous alors que nous étions incapables de percer leur mystère. Nous savions, enfin, que les filles étaient en réalité des femmes déguisées, qu'elles comprenaient l'amour et même la mort, et que notre boulot se bornait à créer le bruit qui semblait tant les fasciner.”
“L'homme ne vit pas seulement sa vie personnelle comme individu, mais consciemment ou inconsciemment il participe aussi à celle de son époque et de ses contemporains, et même s'il devait considérer les bases générales et impersonnelles de son existence comme des données immédiates, les tenir pour naturelles et être aussi éloigné de l'idée d'exercer contre elles une critique que le bon Hans Castorp l'était réellement, il est néanmoins possible qu'il sente son bien-être moral vaguement affecté par leurs défauts. L'individu peut envisager toute sorte de buts personnels, de fins, d'espérances, de perspectives où il puise une impulsion à de grands efforts et à son activité, mais lorsque l'impersonnel autour de lui, l'époque elle-même, en dépit de son agitation, manque de buts et d'espérances, lorsqu'elle se révèle en secret désespérée, désorientée et sans issue, lorsqu'à la question, posée consciemment ou inconsciemment, mais finalement posée en quelque manière, sur le sens suprême, plus que personnel et inconditionné, de tout effort et de toute activité, elle oppose le silence du vide, cet état de choses paralysera justement les efforts d'un caractère droit, et cette influence, par-delà l'âme et la morale, s'étendra jusqu'à la partie physique et organique de l'individu. Pour être disposé à fournir un effort considérable qui dépasse la mesure de ce qui est communément pratiqué, sans que l'époque puisse donner une réponse satisfaisante à la question " à quoi bon? ", il faut une solitude et une pureté morales qui sont rares et d'une nature héroïque, ou une vitalité particulièrement robuste. Hans Castorp ne possédait ni l'une ni l'autre, et il n'était ainsi donc qu'un homme malgré tout moyen, encore que dans un sens des plus honorables.(ch. II)”
“Je pense à elles comme à des oiseaux de cristal éclos dans un ciel obscurci par les fétides exhalaisons de nos corps. Je pense à elles comme à des comètes qui sillonnent la nuit de nos hontes et projettent une lumière incandescente sur nos remords. Je leur élèverai un monument de papier qui signalera à la postérité l'existence de ces trois déesses. Je serai leur scribe, leur porte-étendard, le serviteur de leur parole, le traducteur de leurs silences.”