“Aucun représentant ne peut exactement représenter les besoins d'autrui ; un représentant tend à devenir membre d'une certaine élite et jouit souvent de privilèges qui érodent l'intérêt qu'il doit porter aux revendications de ses mandants. Relayée par les élus du système représentatif, la colère des protestataires perd de sa force ; [...]. Les élus développent une certaine expertise qui tend à sa propre perpétuation. Les représentants passent plus de temps ensemble qu'avec les électeurs qu'ils représentent et forment vite un club fermé respectant ce que Robert Michels appelait "un pacte d'assistance mutuelle" contre le reste de la société.”
“Combien de gens exercent-ils le travail de leur choix ? Certains scientifiques, artistes, quelques travailleurs très qualifiés ou certaines professions libérales ont peut-être cette satisfaction, mais la plupart des gens ne sont pas libres de choisir leur activité. C'est la nécessité économique qui les y oblige. C'est pourquoi on peut parler de "travail aliéné". En outre, la plupart des travailleurs produisent des biens et des services destinés à devenir des marchandises qu'ils n'ont pas eux-mêmes choisi de produire et qui appartiennent à un autre : le capitaliste qui les emploie. Les travailleurs sont donc, en outre, parfaitement étrangers au produit de leur labeur. Le travail s'effectue dans des conditions industrielles modernes qui privilégient la concurrence plutôt que la collaboration et l'isolement plutôt que l'association. Les travailleurs sont donc également étrangers les uns aux autres. Concentrés dans les villes et les usines, ils sont pour finir étrangers à la nature.”
“La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute liberté et en toute pureté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau tel qu'il s'échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci; les animaux. Et c'est ici que s'est produite la plus grande déroute de l'homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent.”
“La distinction traditionnelle entre guerres "justes" et guerres "injustes" est désormais obsolète. La cruauté des moyens dépasse aujourd'hui tout objectif imaginable. Aucune frontière nationale, aucune idéologie, aucun "mode de vie" ne peut justifier la disparition de millions de vies que la guerre moderne, nucléaire ou conventionnelle, entraîne inévitablement. Les prétextes classiques sont soit trop confus soit trop changeants pour que l'on meure pour eux. Les systèmes changent, les politiques changent. Les distinctions entre le bien et le mal proclamées par les politiciens ne sont pas assez évidentes pour justifier que des générations d'être humains meurent pour prouver leur caractère sacro-saint. Même une guerre de légitime défense, la plus moralement justifiable des guerres, perd tout caractère moral lorsqu'elle exige un sacrifice collectif si énorme qu'il frise le suicide.”
“Tous les grands divertissement sont dangereux [...]; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comedie. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naitre dans notre coeur, et surtout celle de l'amour; principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnete. Car plus il parait innocent aux ames innocentes, plus elles sont capables d'en etre touchées; sa violence plait a notre amour-propre, qui forme un desir de causer les memes effets, que l'on voit si bien représentes; et l'on se fait en meme temps une conscience fondée sur l'honneteté des sentiments qu'on y voit, qui otent la crainte des ames pures, qui s'imaginent que ce n'est pas blesser la pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage.”
“Une population parfaitement déterminée est en mesure non seulement de contraindre un dirigeant à fuir son pays, mais également de faire reculer un candidat à l'occupation de son territoire par la mise en œuvre d'un formidable ensemble de stratégies disponible : boycotts et manifestations, occupations de locaux et sit-in, arrêts de travail et grèves générales, obstructions et sabotages, grève des loyers et des impôts, refus de coopérer, refus de respecter les couvre-feux ou la censure, refus de payer les amendes, insoumission et désobéissance civile en tout genre.”
“La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle "insuffisamment développées" et "primitives", qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents.Si le critère retenu avait été le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme. (p.36)”